J’ai dû le voir quinze fois, quelque chose comme ça. Je ne m’en lasse pas. C’est l’un de mes films préférés pour toujours. Je pourrais le revoir à nouveau dès demain…

Une auto familiale serpente l’étroite route d’un flanc de montagne, creusant la roche, contournant les lacs. C’est l’été ou la fin de l’été. Le ciel est d’un bleu menaçant. Le générique s’impose lentement, au rythme hypnotique d’un sillonnement parfois lointain. Le mélange de bruits que forme la bande sonore agrippe au point d’engouffrer d’elle-même le véhicule jaune dans une dimension imperceptiblement cauchemardesque. Rien n’a encore giclé mais tout est déjà là, sous nos yeux hagards, notre esprit happé. Introduction qui fait quasi office d’avertissement tant elle prépare le drame. Lorsqu’un immense hôtel, lugubre, fantomatique, perdu ou planté là sur ce plateau montagneux, fait son apparition ténébreuse, il témoigne déjà d’une sécheresse, d’un tremblement en gestation, qui convoque l’engloutissement. La bonne nouvelle, c’est qu’on ne le quittera plus.

Le climat est encore aguicheur. Les derniers touristes estivants quittent progressivement l’établissement. Le parking est encore plein. On ne le verra pas se vider. Un curieux balai se dessine dans le gigantesque hall. Indomptables déplacements, créant et accentuant le vertige. Un hall chaotique, traversé par des lignes, investi par des valises, des fuites de cadre de part et d’autre, comme si l’attraction pour Jack Torrance (Jack Nicholsson) se transformait pour eux en répulsion instinctive. Comme s’ils étaient déjà des fantômes, figurants d’une toile auxquels on aurait demandé de se déplacer selon leur instinct, leur bon vouloir. Il y a dans leurs déplacements, quelque chose de faux, forcé, qui perturbe déjà notre regard. Et Jack est de chaque plan ou presque, il est cette silhouette sur laquelle se cale notre regard, alors en quête d’une quelconque assurance, un point d’attache.

Une maîtrise formelle qui se doit de s’imposer ses propres codes et limites pour ne pas sombrer dans une surenchère de l’absurde, cheap et factice. Garder cet aspect domestique afin de le dynamiter graduellement. Il faut savoir gré à Kubrick d’avoir crée ce dispositif, dingue puisque invisible, consistant à détruire les codes de l’épouvante. Shining pourrait à ce titre être perçu en tant qu’avant garde absolu à l’instar avant lui du Répulsion de Polanski, du Don’t look now de Roeg ou du Suspiria, de Argento. Films qui meublent aisément mon panthéon personnel. Chocs au-delà du simple choc. Objets hallucinés, jubilatoires, qu’on n’a certainement pas fini d’étudier ni de triturer.

Si Shining démarre sous des hospices pleins d’humeur dérangeante, sa progression vers l’horreur est imminente, pour ne pas dire instantanée. A l’image de son ambiance musicale. Non qu’elle investisse d’emblée l’image de façon ostentatoire mais elle sait perturber le cadre, nos attentes, le semblant de récit et le vide qu’il impose nous harponnant insaisissablement dans sa spirale horrifique. Au moyen de comportements parfois étranges, que sont les premières indications offertes par le jeu subtil et dénaturé de Nicholsson, voire bien sur du jeu télépathique engagé entre Danny et Halloran, le cuisinier. Pour ce que l’on voit. Et pour ce que l’on voit moins. Kubrick désamorce la réalité en perturbant tel un vaudou notre champ d’acceptation. C’est ici le fond d’une pièce changeant que l’on ouvre ou ferme une porte (la chambre froide) ou plus tard une géométrie impossible lorsque le cadre suit perpétuellement Danny dans ses chevauchées à dos de tricycle. Un cadre qui se dérobe sans que l’on en saisisse les rouages mais je reste persuadé que notre esprit, quel qu’il soit, suivant l’humeur ou la concentration, est forcément perturbé par ce procédé tentaculaire. L’oeil lui-même doit en prendre un coup. Comme lorsque l’on se trouve face à une illusion d’optique durant ce court instant où l’illusion fonctionne. Une illusion qui fonctionne deux heures, ici. Et tellement bien qu’elle nous envoie d’emblée dans une sphère plus directe, monstrueuse. C’est évidemment au départ, la scène de la vision des deux fillettes dans un couloir, superposition insensée de deux silhouettes dans une robe bleu ciel soudainement balayées par le massacre barbare de ces deux mêmes silhouettes, dont le sang recouvre les murs. Il y aura plus tard la fameuse séquence de la chambre 237, d’abord hors champ puis dédoublée. Plus tard ce sont les époques qui sont chamboulées, Jack déambulant dans les couloirs, s’égare dans la salle de bal, vide, s’échoue au bar et ferme les yeux. En les rouvrant, le barman lui fait face et lui offre un Scotch. Jack en profite pour lui avouer l’un de ses secrets. Il reviendra dans la gold room bien plus tard. Pièce désormais comble, festoyant, probablement comme à sa grande époque, nourrie de convives, de tablées, de serveurs, d’un barman. Ce fameux Lloyd, notre porte d’entrée vers l’inexplicable. Lloyd mais aussi bientôt Delbert Grady, simple serveur, lui aussi fantôme appartenant à un temps imprécis.

Shining est un dédale tourbillonnant. Plus rien ne le retient dorénavant. L’objectif, un moment donné, vient capter la maquette d’un labyrinthe, lequel Jack surplombe, encore serein, ou presque. Un labyrinthe factice qui se transforme peu à peu en labyrinthe réel, dans lequel s’engouffre Wendy et Danny, en simple visite, mais déjà à la merci de la folie encore en sourdine de Jack.

Le film grimpe progressivement. La bande sonore y est pour beaucoup. Partitions fabuleuses et terrifiantes de Ligeti, Bartok et Penderecki. Le film s’était même ouvert sur la reprise de La symphonie fantastique de Berlioz, vocoderisée par Rachel Elkind & Wendy Carlos. Tout est nébuleux. Indomptable. C’est un carnage en préparation. Miroir de celui de la famille Grady, conté à titre préventif à Jack par le directeur de l’hôtel, lors de son unique rendez-vous relai en début de film. On savait donc d’emblée que l’établissement était maudit, renfermant cette histoire sordide de meurtres à la hache.

La mise en scène ultra symétrique du génie Kubrickien trouve ici non seulement son apothéose mais surtout une justification complexe du cloisonnement horrifique propre au genre. Jamais un lieu, dans un tel univers de cinéma d’épouvante, n’avait autant été travaillé, parcouru méticuleusement, trituré méthodiquement jusqu’à en saisir et en extraire toute sa sève d’angoisse et de jubilation. C’est lorsque la machine de destruction est lancée que le film peut alors tout se permettre. La sidération parfaite, permanente, par le choc, la peur, le vide et le grotesque. Des vagues de sang s’échappant des ascenseurs de l’hôtel. Le surgissement de Jack derrière une colonne, hache en main (mais d’où sort elle sinon d’un paradoxe temporel ?) aux apparitions successives de convives hébétés, souvent cachés sous des masques et déguisements d’animaux. Visions folles, tout en miroirs (la scène des toilettes avec Grady, le célèbre REDRUM, la chambre de Jack…) et en variations labyrinthiques (figurées ou non : la moquette, la rupture temporelle, l’infinité de couloirs).

L’horreur à l’état pur, totale, dans la mesure où elle se fait à la fois profondément domestique et infiniment fantastique. De cet hôtel luxueux, sinistre et labyrinthique, Kubrick en balaie tous les recoins, trace toutes les lignes qu’il est en mesure de tracer, varie tous les angles. Et Shining s’avère être un immense film sonore. De part sa bande originale particulièrement retorses, on le disait précédemment, mais aussi au moyen de nombreux sons concrets, que l’on accueille avec méfiance et froideur, qu’il s’agisse de cette balle de tennis venant continuellement frapper – le temps d’une séquence devenue culte (Carpenter s’emparant même de son rythme pour la musique de The thing) – le mur d’une pièce gigantesque, des touches enfoncées de la machine à écrire, le bruit du tricycle de Danny (je n’oublierai jamais cette étrange musique) fort sur les parquets, sourde sur les tapis. Sans parler de ces terrifiants coups de hache, frappant plusieurs fois la porte des toilettes… Inoubliable.

Shining déroule son tumulte et sa rage sans répit, ou s’il en est, systématiquement relayé par quelque chose de plus fou, grotesque et dérangeant encore – Comment ne pas évoquer la seconde scène de la chambre froide ? C’est un labyrinthe de couloirs auxquels succède un labyrinthe enneigé, dans lequel le film vient s’achever, dans la nuit, dans un vertige absolu poursuivi jusqu’à ce fameux dernier plan.
JanosValuska
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le 6 mars 2015

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