Il est sans doute difficile aux jeunes cinéphiles d'aujourd'hui d'imaginer combien "The Shining" fut reçu froidement à sa sortie, et le temps qu'il fallut au film pour atteindre son statut actuel de "grand classique". En 1980, le genre fantastique n'avait pas la crédibilité artistique qu'il a acquis de nos jours (crédibilité à laquelle le film de Kubrick finit par largement contribuer, bien entendu !), et ses grands auteurs, comme Carpenter et Romero, étaient seulement vénérés par les hordes souterraines des fans du cinéma-bis ! La critique "institutionnelle" jugea tout cela trop "puéril" pour un géant comme Kubrick, et moqua même le jeu "outrancier" de Nicholson. Il faut aussi ajouter la condamnation sans appel de Stephen King, qui se jugea trahi, mais dont les épouvantables goûts cinématographiques (personne n'est parfait) ne sont plus à démontrer...
Bien entendu, l'intelligence du script de "The Shining" est d'élaguer une bonne partie du contexte surnaturel du roman originel, et, ce faisant, de priver le récit de sa "logique interne" pour aller chercher des échos - indéniablement plus fascinants - entre les fantômes de l'hôtel Overlook et le naufrage mental de Jack Torrance. "The Shining" est donc avant tout une dissection en vase clos des conséquences destructrice de l'impuissance grandissante du mâle contemporain, peu à peu privé de sa capacité à "subvenir aux besoins" de sa famille et, par là-même, de son autorité. Rajoutons-y l'alcool, les violences conjugales et l'impuissance créatrice, et on balaie quand même beaucoup des thèmes-clés de l'oeuvre littéraire de Stephen King, ce qui peut a posteriori expliquer le rejet d'un film un peu trop "près de l'os" peut-être pour le "maître de Bangor" !
Mais "The Shining" a avant tout gagné sa place au Panthéon du Cinéma parce qu'il est un véritable tour de force en matière de mise en scène : c'est indiscutablement un film aussi hallucinant qu'halluciné, mené à un rythme maîtrisé et fascinant par l'un des rares génies du 7ème Art... Au point que les déambulations de Danny dans les couloirs de l'hôtel Overlook désert, la "création litteraire" de son père, l'inscription REDRUM et le dédale du labyrinthe sous la neige font désormais partie des références culturelles majeures de notre époque.
"The Shining" n'est certes pas un film aussi révolutionnaire que d'autres dans la filmographie d'un maître comme Kubrick, c'est "seulement" (?) un film très impressionnant, qui a transcendé les frontières de cinéma de genre (auquel il appartient pleinement, et c'est tant mieux !) pour devenir une œuvre cérébrale, et effroyablement pessimiste quant au devenir de la masculinité. Il est sur ce point éclairant d'y trouver déjà des pistes quant au futur chef d'oeuvre final que constituera "Eyes Wide Shut"... Terminons par pointer combien Jack Nicholson, avec son jeu outré, grimaçant, est grand, et combien ce choix d'une interprétation totalement anti-naturaliste contribue à l'impact qu'eut et a toujours le film sur son spectateur.
[Critique écrite en 2019 à partir de notes prises en 1995 et 1999]