Shining est en quelque sorte le projet de réalisation ultime de Stanley Kubrick. Celui qui ne se reposera sur aucun autre artifice que sa mise en scène. Faisant suite au véritable bide (pas mérité) que fut Barry Lyndon, Shining fait presque figure de contrepied formel à ce dernier, autant qu'un prolongement des innovations techniques. Kubrick va plus loin que jamais dans son exploration des possibilités offertes par une caméra, en privilégiant son style à l'intrigue, toute aussi passionnante qu'elle puisse être, ce qui se traduit dès l'ouverture par le fait d'immerger le spectateur dans l'action, sans préambule . A partir du moment où l'image vient remplacer l'écran noir, l'Univers du film est présenté. Accompagné d'un Dies Irae aux sonorités évoquant presque un "sabbat noir", un plan aérien suit une voiture s'enfoncer dans les Rocheuses. Aucune narration en voix off, aucun effet spécial ou mise en scène grandiloquente; le mouvement rectiligne de cette caméra suivant un point minuscule dans un massif montagneux suffit à créer une ambiance annonciatrice de ce qu'est le film. Les crédits défilent dans un mouvement ascendant qui donne l'impression d'assister à un générique de fin. Comme si ce qui était en train d'arriver s'était déjà produit, encore et encore.
Cycle de violence:
Plus encore que dans ses films antérieurs, Shining parle de l'obsession de Kubrick pour la violence. Qu'elle soit purement symbolique, dans le fait d'asseoir la supériorité blanche sur les autres cultures avec l'emplacement de l'hôtel Overlook sur un ancien cimetière indien; physique, dans le cas du geste de violence de Jack Torrance sur son fils et du meurtre du chef Halloran; mais, et surtout psychologique. Si cette forme plus particulière, sophistiquée de la violence était déjà à l'œuvre dans le cinéma de Kubrick, elle prend ici un coté frontal, duquel le spectateur ne pourra conserver un point de vue distancié. Les différentes formes de violence subies par les personnages deviennent le cœur de l'intrigue et vont pousser le cinéaste à penser la mise en scène comme un véritable outil d'oppression. Que ce soit par l'utilisation de travellings qui ont pour fonction d'illustrer l'enfermement des protagonistes dans le dédale que constitue l'hôtel, que ce soit par l'enchainement des fondus enchainés qui représentent tantôt l'atmosphère pesante, tantôt le désœuvrement de Jack Torrance, ou encore par l'usage d'une caméra fantôme, qui se faufile à travers les murs et les portes...
La violence se cache dans chaque recoin du plus visible au plus subtile. Jack Torrance en est le représentant et le bras armé, qui se croit "victime", persécuté par son entourage. Il se voit en écrivain mésestimé, et frustré aussi bien professionnellement que sur le plan affectif. Son mariage battant de l'ail suite à un incident survenu trois ans plus tôt, en rien aidé par sa dépendance à l'alcool. Confronté à ses proches le forçant à regarder la vérité en face, littéralement coupé du monde extérieur , en proie au syndrome de la page blanche, ses pulsions prennent le dessus, en faisant une cible idéale pour l'hôtel malveillant. De que j'ai pu lire et entendre, c'est l'un des nombreux points qui a déplu à Stephen King (ça et le fait de se faire traiter de "romancier de gare" par le cinéaste). L'auteur, qui avait mis pas mal de lui-même dans le personnage de Jack, a vécu le fait de faire jouer son interprète comme un vrai déséquilibré comme une trahison pure et simple de son œuvre. Bien que je respecte le point de vue de M. King, il convient de reconnaitre que la prestation hallucinée de Jack Nicholson joue énormément dans le ressenti, et notamment ce rapport à l'oppression et à l'autovictimisation du personnage.
De plus, la vulnérabilité de Jack Torrance est exploité par le réalisateur jusqu'à son paroxysme, dans cette séquence de réveil brutal, qui exprime toute l'horreur que le personnage a de lui-même. On comprend à cet instant que l'hôtel est sa prison, son lieu de purgatoire.
Le quatrième mur de l'Overlook
Mais la chose qui confère définitivement à Shining son coté atypique, dans le genre du cinéma fantastique, est sa manière de briser le quatrième mur en s'adressant au spectateur, par l'entremise de la folie de Jack Torrance. On pensera à ce plan fixe durant lequel Jack s'adresse directement à la caméra. En soi, ce plan n'a rien d'extraordinaire, le procédé étant utilisé assez régulièrement pour montrer un personnage basculant dans la folie. En revanche, le fait de choisir ce moment précis pour révéler la transformation de Jack Torrance, qui commence à laisser les vieux démons de l'hôtel (et les siens?) prendre pleinement possession de lui-même est ce qui permet à Kubrick de créer l'inconfort chez le spectateur. En effet, les noirs désirs de Jack finissent par menacer aussi bien le spectateur que les protagonistes. Comme le jeune Danny Torrance, le public ne peut plus fermer les yeux sur ce qui est en train d'arriver, et s'est déjà passé, dans l'hôtel. C'est là que tous les choix étranges du film prennent sens (dont celui de donner au personnage principal le même prénom que son interprète). Jack Torrance est ce que l'esprit humain refuse de voir: la véritable monstruosité dont l'humanité est pourvue. La naissance de ce mal irraisonnable n'est rien de plus que l'extériorisation des pulsions dissimulées en chacun.