L'accueil seulement poli de Barry Lyndon laisse Stanley Kubrick dubitatif. Les recettes de l'exploitation du film sur le sol américain ne remboursent en effet que le tiers de son budget, pour l'époque important. S'il s'est depuis longtemps imposé tout en haut de la chaîne alimentaire de l'industrie cinématographique, Kubrick sent certainement que sa fresque historique sur Napoléon, le rêve qu'il caresse depuis longtemps, s'éloigne encore un peu plus. Les soixante millions de dollars estimés pour sa réalisation font peur, surtout quand il peine déjà à en rembourser trente.
La légende veut que Stanley Kubrick se soit emparé de Shining lors d'une séance de lecture intensive, où le maître balançait contre le mur, dans un bruit sourd, tous les ouvrages qui ne trouvaient pas grâce à ses yeux. Se surprenant de ne plus rien entendre pendant un long moment, Margaret Adams, sa secrétaire, aurait déboulé dans le bureau de son employeur pour surprendre celui-ci totalement absorbé par la lecture du bouquin. Si cette anecdote est forte, elle n'a en réalité jamais eu lieu puisqu'à l'époque, Shining était encore bien loin... De la publication !
C'est plutôt via un ponte de la Warner, qui lui en envoie le manuscrit, que Stanley Kubrick fait connaissance avec le travail de Stephen King. Séduit par la construction du récit, plus que par les qualités d'écriture de l'auteur, le maître s'empare du sujet, abandonnant au passage son projet tiré de Supertoys Last all Summer Long, de Brian Aldiss. Celui-ci, qui planchait pourtant depuis plusieurs mois sur un scénario, sera congédié froidement, au point d'en prendre ombrage. Il sera loin d'être le seul...
Car après l'achat des droits de Shining par Warner, Stephen King sera lui aussi écarté, alors même qu'il pensait que son association au projet coulait de source, et qu'il avait déjà écrit le traitement de l'adaptation cinématographique de son oeuvre. Ecarté par Kubrick lui-même ? Certainement. Son scénario, lui, terminera directement à la poubelle, sans que le réalisateur n'en lise la moindre ligne. King, pour le coup très amer, n'aura de cesse que de critiquer le film, même lorsque celui-ci accèdera au statut de classique. Au point de motiver le rachat par ses soins des droits de Shining pour contrôler sa conversion, en 1997, au format de la mini-série et d'en confier la réalisation au docile Mick Garris, totalement aux ordres du Master of Horror et n'osant jamais le contredire.
Kubrick a donc les mains libres et le contrôle total de sa vision, de son film qu'il tirera du travail du romancier. le scénario est écrit, réécrit, mûri, modifié, allégé, complété, jusque pendant le tournage et lors des premières séances. Pour l'écrire avec lui, Kubrick recrute l'américaine Diane Johnson, une illustre inconnue établie comme romancière. Invitée à s'installer en Angleterre aux côtés du réalisateur, elle ne goûte que très moyennement au genre auquel le réalisateur l'atèle pourtant. Elle n'apprécie pas plus l'écriture de Stephen King, qu'elle trouve "prévisible et prétentieuse". le roman est donc ainsi taillé en pièces, au sens propre.
Il en résulte déjà, à cette étape, un autre Shining, beaucoup plus linéaire, débarrassé des nombreux flashbacks, de certains à-côtés, aux personnages modifiés et voyant sa fin profondément transformée. Entre autres. D'autres altérations interviendront au fil du tournage, derrière sa caméra ou encore devant la table de montage, au gré de la vision du cinéaste intransigeant. Les acteurs en seront aussi victimes, eux qui ne comptent plus les prises au delà de la vingtième ou de la trentième. Shelley Duvall les vivra comme un véritable enfer, au point de développer diverses maladies alors que Kubrick la pousse dans ses derniers retranchements et continue d'arracher "ce qu'on ne lui donnait pas"...
Kubrick tient aussi d'une main de fer son film en coulisses : Wendy Carlos ne verra son travail que très peu illustrer musicalement ce Shining. Mêmes frictions avec son monteur officiel, Ray Lovejoy. Ray Andrew, opérateur steadycam, et Ivan Sharrock, ingénieur du son, seront quant à eux virés avec effet immédiat. L'intransigeance de Stanley Kubrick se manifeste encore ici.
Cette intransigeance a sans doute permis de faire de Shining un film de Stanley Kubrick, et non un bouquin de Stephen King adapté pour le cinéma par Stanley Kubrick, éclipsant de facto le matériau d'origine. Origine de la rancoeur tenace de l'écrivain ?
Kubrick a cependant réussi à hisser le nom de Shining au firmament du genre, tant l'atmosphère est définie et développée de main de maître, et ce dès les premières minutes des prises de vue aériennes, dont les shoots seront achetés pour le final de Blade Runner, qui traduisent le sentiment d'isolement qui baigne l'hôtel Overlook et les événements qui se dérouleront dans sa bouche de monstre invisible et omniprésent. C'est aussi une atmosphère froide et angoissante que Kubrick dessine, alourdie par le gigantisme et l'architecture d'un décor qui oppresse, ses couloirs sans fin arpentés par le petit Danny, poursuivi par une steadycam, déjà à l'oeuvre sur Rocky, passée à la postérité horrifique, et pourtant simple répétition d'un final labyrinthique exceptionnel.
Car ici, tout est question d'atmosphère et d'ambiance, les apparitions et effets étant parcimonieux. Tout le contraire de la production horrifique actuelle, qui mise l'ensemble de ses techniques de trouille sur l'apparition d'un monstre ou des jump scares, parfois payants, souvent purement commerciaux. Là réside le choc et l'effet de Shining, décuplés par un présent qui n'utilise plus les recettes gagnantes jugées antiques et démodées. Pourtant, tous des travellings millimétrés et lents, l'atmosphère angoissante qui en nait, tout cela nourrit l'essence et la réussite de ce Shining qui dessine en creux, non les monstres d'une quelconque attraction en forme de train fantôme, mais la chute d'un homme dans les méandres de la folie. A moins que celui-ci n'ait déjà sombré, ce que les entrailles de l'hôtel n'auraient alors fait que révéler. Tout comme la désintégration progressive d'un lien familial déjà fragile, ainsi que l'émergence de la frustration liée aux responsabilités de tout chef de famille.
Il est en outre frappant que, chez Stanley Kubrick, rien n'est souligné, tout coule de source. Il n'est pas nécessaire de consacrer une lourde scène explicative pour exposer l'alcoolisme repenti de Jack Torrance. Il suffit juste d'une ligne de monologue et du service d'un barman aux yeux narquois et aux allures démoniaques, comme si le gardien de l'hôtel lui avait déjà vendu son âme. Kubrick fait ici merveille, faisant étalage de toute sa réussite formelle mise au service d'une véritable histoire de la folie ordinaire, dont Jack Nicholson se charge de l'interprétation hors norme. Il y aligne les plans marquant la mémoire collective, et signe dans le même temps une oeuvre d'exception à la froideur glaçante, sujet aux multiples interprétations et sens cachés que n'aurait pas manqué de glisser un réalisateur, resté muet sur ses intentions.
Tout cela au grand dam de Stephen King...
Behind_the_Mask, qui sème des boîtes de conserve Calumet pour vaincre le signe indien.
PS : La plupart des anecdotes de cet avis sont tirées du formidable hors-série Mad Movies Classic n°03 consacré intégralement au film.