Dans une industrie cinématographique dominée par la politique du grand spectacle, il est agréable de voir qu'une place est toujours réservée à l’expérimentation. Prenant la suite directe du rafraîchissant Le Moulin et la Croix, dans lequel les tableaux de Pieter Bruegel se voyaient mis en scène d'une fort belle manière, Shirley: Visions of Reality développe un contenu moins novateur, mais offre tout de même une galerie d'images magnifiques, qui méritent assurément le coup d’œil.
Dans ce film quasi expérimental, c'est le travail du célèbre peintre Edward Hopper qui est mis à l'honneur. Il s'agit, dans sa forme, d'un hommage à sa peinture, narrant son évolution tout au long de quatre décennies différentes au milieu du 20ème siècle; Si de nombreux cinéastes tels qu'Alfred Hitchcock, Ridley Scott ou Sam Mendes ont déjà clairement affiché leur amour pour cette forme d'art, Gustav Deutsch va encore plus loin dans ce concept, en reconstruisant treize œuvres jusque dans leurs moindres détails.
Contrairement au travail de Lech Majewski dans Le Moulin et la Croix, qui superposait différentes images à l'aide d'une technologie informatique, Deutsch a préféré laisser les peintures de Hopper imiter la réalité. Créant de véritables copies en temps réel de ces œuvres d'art, avec notamment les mêmes contrastes élégants ainsi qu'un choix de teintures caractéristique. Rendant au final un travail d'une précision quasi chirurgicale (N'hésitez pas à comparer ces scènes avec les véritables tableaux dont elles sont tirées, la ressemblance est sidérante).
Dans ce qu'on pourrait qualifier de "scénario" du film, l'ensemble des 13 tableaux est traversé par une actrice new-yorkaise nommée Shirley (Stephanie Cumming), à travers ses monologues et ses conversations, nous obtenons un aperçu de l'état d'esprit du peuple américain pendant la Grande Dépression, la Seconde Guerre Mondiale et l'époque du mouvement des droits civils afro-américains. Introduite à travers une série de flash radiodiffusés qui complètent ces scènes rigides avec un sens particulier de la pertinence historique, cette tapisserie théâtrale couvre 32 ans d'histoire, poussant le détail jusqu'à situer chacune de ces élégantes vignettes au jour même où la peinture en question fut créée.
Intelligente et indépendante, Shirley utilise chaque séquence comme un moyen de réfléchir à la politique, à l'histoire, à la littérature et aux drames de chaque période respective, soit par le biais d'un monologue intérieur, soit en jouant un rôle. L'histoire commence pendant la Grande Dépression et se termine au début de la guerre du Vietnam. Mais à mesure que le temps passe, Shirley reste la même, tout comme la peinture de Hopper. Il n'est d’ailleurs pas surprenant que Deutsch ait offert ce rôle à une danseuse émérite. L'espace et le silence offerts par la mise en scène requièrent un mouvement expressif du corps, dans cette optique, un préavis délicat était essentiel pour ce rôle, et Stephanie Cumming s'en sort particulièrement bien.
Dans ce film, les images parlent littéralement d'elles-mêmes, la mise en scène utilise en effet la représentation par Edward Hopper de la société américaine pour raconter l'histoire d'une actrice de fiction, ce qui est un bon exemple d'art imitant une autre forme d'art. Gustav Deutsch crée ici une série d'instantanés vivants qui se transforment en une synthèse fascinante du monde de la peinture et du cinéma. Offrant au final une représentation unique de la vie d'une actrice inspirée, dont les épreuves et les tribulations dépeignent leur propre portrait de l'histoire américaine.
Sorte d'animation texturée de la vie, ce film développe une beauté aussi esthétique que futile qui outrepasse presque entièrement son propre récit, forçant le spectateur à se plonger dans cette riche simulation de peinture à l'huile éparse et étonnante. En imitant les lignes et les couleurs vives du précieux travail de Hopper, Deutsch, à l'aide de son directeur de la photographie Jerzy Palacz, a réussi à étalonner l'éclairage bien distinct et la composition minimaliste des peintures originales, représentantes d'un monde semblant tombé dans l'oubli. Cela se reflète également dans la direction des acteurs. Leurs mouvements sont strictement contrôlés de sorte que leurs émotions et leurs pensées paraissent comme figées dans le temps. Deutsch renforce encore ce sentiment à l’aide du duo composé par Christian Fennesz & David Sylvian, livrant une conception sonore aux tons sombres, notamment à travers les bruits de pas et les voix, bien plus graves que ce à quoi le spectateur est habituellement exposé. Ce qui donne au final à ce film un aspect très semblable à ceux de David Lynch, dont le travail sur les atmosphères surréalistes n'est plus à démontrer.
L’atmosphère, pour en parler, est d’une importance capitale dans cette optique, onirique et froide, elle contribue fortement à rendre palpable l'isolement des protagonistes. Le tout fonctionne merveilleusement bien, mais il est tout de même à noter qu'en tant que pur produit cinématographique, ce film risque de rencontrer quelques difficultés pour satisfaire son auditoire. Ceci est principalement dû au fait que son arc narratif soit aussi dirigiste que prévisible. La jouissance de l'art s'obtient souvent en déconstruisant l'image soi-même, à travers sa propre imagination, en créant ses propres histoires et personnages à partir des éléments que l'artiste nous présente. En utilisant une trame d'une clarté chirurgicale mais manquant cruellement de spontanéité, ce film prend le risque d'aliéner constamment son public. Heureusement, le récit fracturé de l'histoire de Shirley permet de laisser suffisamment d'ambiguïté dans cette intrigue pour nous permettre de tisser les connexions entre les différentes étapes de sa vie par nous-même.
L’aspect austère de ce film se vérifie d’ailleurs dans sa réalisation très épurée. Les mouvements de caméra sont réduits au strict minimum. Les personnages ne se déplacent que très peu. Le montage est excessivement simple, réduisant le nombre de cuts à un chiffre excédant à peine la dizaine, bien qu'une petite astuce de composition de cadre permette tout de même de diviser à plusieurs reprises l'image en sections individuelles. Cette simplicité presque méditative permet à Gustav Deutsch de mettre en place ses idées dès la première scène, où nous observons Shirley lire un recueil de poèmes d'Emily Dickinson dans un compartiment de train, une peinture d'Edward Hopper étant mise bien en évidence sur la couverture du livre. Ce qui permet au spectateur d'être immédiatement mis au fait du sujet que cette œuvre abordera tout au long de son récit.
D'une part, il s'agit clairement d'une interprétation ambiguë de la peinture de Hopper. Mais d'autre part, ce film ajoute aux tableaux une dimension que leur forme de base ne permet pas forcément d'appréhender: Le temps. Plus précisément, le temps passé et futur, ce qui donne une petite particularité astucieuse à ce voyage contemplatif, en générant une question qui sera posée à chaque présentation d'un nouveau tableau: Lors de quelle fraction de seconde la scène représente-t-elle exactement la même chose que la peinture dont elle est tirée?
En outre, Deutsch parvient à créer l'intrigue en laissant de nombreux points en suspension. Le spectateur est forcé de jouer le jeu pour assembler les pièces du puzzle correctement, ce qui donne parfois des airs de Trivial Pursuit cinématographique à ce film, mais être forcé de devenir un spectateur actif n'est évidemment pas un mal pour une personne cherchant à approfondir sa culture, n'est-ce pas? On notera également que l'histoire du théâtre américain joue un rôle prépondérant ici, au travers de compagnies célèbres telles que Theatre Group et Living Theater qui se retrouvent au cœur de l'intrigue, contant notamment l'histoire de la production de la pièce "The Skin of Our Teeth" par Elia Kazan et Thornton Wilder.
Wim Wenders, fervent admirateur d'Edward Hopper, a affirmé un jour: "Les peintures du mouvement réaliste américain nous invitent à penser à l'avant et à l'après, à l'addition des choses, elles nous poussent à étendre notre imagination pour composer des scènes." Dans ses tableaux, Hopper montre des personnages inconscients, plongés dans un monde taciturne, perdus dans leurs activités, mais également dans leurs pensées. Ces personnes se tournent souvent vers une réalité située au-delà de l'image que nous observons, dans une dimension que le spectateur ne peut pas saisir. Ils appellent constamment à penser et à réfléchir à un autre niveau.
A travers ce film, Gustav Deutsch parvient à donner cette impulsion probablement partagée par de nombreux admirateurs de l’œuvre de Hopper, celle qui nous pousse à définir ce que montrent ses images, à imaginer quel aspect le monde pourrait avoir sous son œil, et ce que racontent ses personnages. Les treize peintures de Hopper présentées ici se voient ainsi transposées à l'écran à l'aide de visuels d'une précision impressionnante. Dans ce film, le statisme devient émotion, le silence est progressivement remplacé par le son, l'indéfini obtient un sens.
L’aspect le plus intéressant de ce long-métrage reste cependant sa façon de lier l’art de Hopper avec celui du cinéma, cela se vérifie particulièrement lors d’une scène pendant laquelle Gustav Deutsch décide de mettre en scène le tableau "Excursion into philosophy" (1959). Dans cette représentation, Shirley lit la parabole de la "Grotte de Politeia", qui a souvent servi de symbole dans le monde cinématographique pour représenter l'aveuglement et l'illusion selon Platon. C'est par ce biais que le film parvient à tisser des liens subtils entre Hopper et le cinéma. Plutôt pertinent lorsqu'on s'attaque à l’œuvre d'un peintre dont le style influença bon nombre de metteurs en scène de toutes les époques, d'Alfred Hitchcock à David Lynch, en passant par Jim Jarmusch, Roy Andersson et Wim Wenders. Avec ce film, Gustav Deutsch ajoute un nouveau chapitre fascinant dans la relation étroite liant son propre art avec celui de Hopper. Ce qui ravira assurément toute personne désireuse d’étendre son univers culturel au-delà de ses limites habituelles, à travers cette expérience sortant clairement des sentiers battus.