Il est malheureux que le titre français de ce film (Shirley, un voyage dans la peinture d’Edward Hopper) ne traduise pas fidèlement l’esprit de son titre original (Shirley, visions of reality – The art of Edward Hopper ). Car l’essence même de ce film est cela : une vision de la réalité, et plus précisément encore, comme le dit Gustav Deutsch lui-même, une mise en scène de la réalité (« Eine Inszienierung von Realität »).

S’inspirant fidèlement de 13 tableaux du peintre américain Edward Hopper, choisis parmi ceux qui représentent cette femme qui devient Shirley dans le film, l’artiste autrichien Gustav Deutsch a eu pour double ambition de « vivifier » les tableaux, en imaginant sur des séquences de 6 à 7 minutes pour chacun d’entre eux l’avant et l’après, les gestes qui sont faits pour parvenir à l’instant peint par Hopper, leur chronologie précise, etc. Puis de faire vivre son personnage qui s’exprime en voix-off, en lui imaginant une vie privée et une occupation professionnelle.
Ces tableaux n’ont pas été choisis au hasard, ils sont ceux qui ont les rapports les plus directs avec le cinéma, soit parce qu’ils ont été influencés par les films noirs expressionnistes des années 30 que Hopper n’hésitait pas à aller voir et revoir pour l’exploitation de la lumière, du jeu des ombres ou pour la forte géométrisation des plans, ou qu’à leur tour ils ont influencé d’illustres cinéastes (Hitchcock, Jarmusch, Wenders ou encore Lynch), soit parce qu’ils parlent directement de cinéma (les tableaux New York Movie ou Intermission par exemple).

Gustav Deutsch met donc en scène ces tableaux, dans le cadre d’une reconstitution absolument fidèle, et ainsi qu’il l’a fait dans de précédentes expérimentations, mais ces fois- là sur des found footages à partir desquels il a raconté une nouvelle histoire, il imagine l’histoire de Shirley, une femme dans l’Amérique des années 30 jusqu’au milieu des années 60. Chaque séquence est estampillée à la date de création du tableau sous-jacent, et une radio imaginaire donne les nouvelles correspondant précisément à ce moment de l’histoire américaine. Pendant ces quelques minutes, on est plongé dans l’univers du tableau qui devient une partie de la réalité, et de la vie qui devient une partie du tableau.

Ceux qui connaissent l’œuvre de Hopper apprécieront cette « mise en vie », aussi bien le plaisir intellectuel de reconnaître l’œuvre en question, que la vision de l’histoire brodée par Gustav Deutsch autour d’elle. Gustav Deutsch a choisi une danseuse professionnelle , Stephanie Cumming, qui a cet avantage de pouvoir être dans la grâce aussi bien dans les positions immobiles nombreuses du film, que dans les déplacements (se mettre debout, assise, allongée, nue ou habillée, en un mot sortir ou entrer vers le point culminant qui est la reproduction du tableau) qui doivent rester très feutrés pour coller au ton de Hopper. Le résultat est magnifique, visuellement, même si (ou parce que) le tempo est lent, voire très lent.
Shirley, jeune femme des années 30 est une femme indépendante et forte, on la voit au travail mais aussi dans son intimité avec son amoureux. Etant seule en scène la plupart du temps, elle exprime ses pensées plutôt progressistes en voix-off, des idées très affirmées sur tous les évènements marquants qui ont jalonné l’histoire de l’Amérique, tels que Gustav Deutsch les cite lui -même : Pearl Harbour la 2ème guerre mondiale, la bombe atomique et la conquête de l’espace, McCarthy et la guerre froide, l’assassinat de John F. Kennedy et le début de la guerre de Vietnam, Duke Ellington et le big band swing, Billie Holiday et le Southern blues, Elvis Presley et le rock n’ roll, Bob Dylan, Joan Baez et le protest song, le Group Theatre, le Living Theatre, l’ Actor’s Studio,(…), le krach boursier de 1929, la Grande Dépression, le Fordisme et les autoroutes, les émeutes raciales et le Ku-Klux-Klan, la Marche sur Washington Martin Luther King.

Les autres, ceux qui ne connaissent pas ou peu l’art d’Edward Hopper auront l‘avantage de découvrir d’une belle manière cet univers très mélancolique, peuplé de solitaires qui est le sien. La reconstitution de la lumière précise et caractéristique ainsi que des formes géométriques marquées des lieux que l’architecte Gustav Deutsch s’est évertué à créer « from scratch » est si réussie qu’elle marque pour longtemps et invite à une découverte approfondie de l’artiste Hopper. En revanche, ils peuvent être désarçonnés par la relative froideur du film, un film expérimental après tout. L’histoire de Shirley est trop fragmentée et parcellaire pour capter durablement l’intérêt, et la seule contemplation de ces « tableaux vivants » peut ne pas être suffisante pour un spectateur en quête de cinéma.

Ce film imprègne littéralement la rétine. L’énorme travail fourni par Gustav Deutsch ne peut laisser indifférent, et on peut lui reconnaître de mettre la lumière sur Edward Hopper et son art, comme annoncé dans le titre du film, et non sur lui-même et ses prouesses artistiques. Mais comme précisé sur le site du film, « it’s art imitating art », et si on veut, on est doublement comblé.

SPOILERS : pour ceux qui souhaitent (re)voir en avance de phase les tableaux choisis par Gustav Deutsch avant d’aller voir le film, voici la liste des 13 tableaux choisis, dans l’ordre chronologique :
Bea_Dls
8
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le 17 sept. 2014

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Bea Dls

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