Je ne sais pas ce qui m'a procuré le plus de plaisir : revoir ce premier film de Jeff Nichols et constater que l'appréciation encapsulée dans des souvenirs vieillissants demeure intacte (ce qui devient de plus en plus rare), ou alors rester captivé devant une fiction qui brille par son absence de complexité apparente, sans réellement comprendre ce qui suscite un tel envoûtement. Il y a beaucoup d'ingrédients qui pourraient agir comme autant de puissants repoussoirs dans d'autres contextes : la petite musique (une version ballade folk de Drive-By Truckers) illustrant les tonalités du récit, la douceur des plans soigneusement composés comme sur mesure pour du cinéma indépendant à la Sundance, l'absence apparente d'enjeux indépendant de la quête de vengeance qui ne constitue pas la thématique la plus originale qui soit... Et pourtant.
Et pourtant avec trois bouts de ficelle, Jeff Nichols trace déjà sa route, sereinement, avec assurance mais sans excès d'audace comme on en retrouve si souvent à l'occasion des premières œuvres. On image que le budget ne s'est pas avéré pharaonique, l'intégralité du casting est composée d'acteurs et d'actrices qui n'auront pas une carrière palpitante au cinéma (si l'on excepte Michael Shannon, évidemment, incarnation géniale et vivante de la rancœur), et l'ensemble tient incroyablement la route. L'équilibre de toute cette troupe est stable, la narration est crédible, et mis à part quelques détails techniques de mise en scène, ce n'est que sobriété à chaque étage.
Ce n'est pas évident de préciser quels sont les fils que le film tire et qui me font autant apprécier Shotgun Stories. Mais il y a quelque chose à chercher du côté de la dramaturgie, tout ce qui fait que le récit paraît sincère, authentique, et qu'on y plonge sans vraiment s'en rendre compte, en multipliant les petites zones de surprise discrète. Nichols utilise tout un arsenal autour du non-dit, les préjugés, le passif suggéré, les ellipses annoncées comme telles, et la manœuvre contribue à créer une narration morcelée, pleine de trous, une partition garnie de notes manquantes qu'on recherche avec plaisir. Ces zones d'ombre participent aussi à guider la progressivité du récit, de la tension, de l'ampleur des inimitiés entre les deux fratries antagonistes.
Il y a aussi une façon très particulière de planter le décor dans cette petite ville de l'Arkansas, démontrant une habileté qui curieusement disparaîtra après son troisième film, après les tout aussi solides Take Shelter et Mud. Les centres-villes désœuvrés, les banlieues désolées, des gens toujours occupés à réparer des machines, le tracteur John Deere dans le champ de maïs... Au milieu de tout ça, la mort d'un patriarche et une cérémonie funéraire qui laisse exploser un conflit familial longtemps étouffé, révélant une situation sclérosée par des mouvements brusques et violents. Shotgun Stories amorce la trajectoire trop connue de la spirale de la vengeance et du crescendo mortel, mais ce sera pour en détourner les principaux codes. Les haines ancestrales se redessinent, la tragédie semble se recomposer autour d'un déterminisme inéluctable qui tourne au cauchemar... Mais jamais le film n'investira la figure rabâchée du héros vengeur. Nichols prend son temps, il est patient, il travaille les motifs et joue avec les répétitions, il compose une petite musique mélancolique en sous-marin, et il laisse l'aliénation du passé se développer, ce poids qu'on traîne — la première image est claire, on nous montre le dos de Shannon constellé de cicatrices comme autant de marques indélébiles, le passé gravé dans la peau, obstacle à la construction d'un avenir serein. Dernier plan : une porte entrouverte vers l'oubli, une porte de sortie.
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