Il y a principalement deux manières de représenter l'artiste au cinéma. Alors soit c'est une personne avec ses extravagances, connaissant le succès, réussissant à vivre confortablement de sa passion, soit c'est une personne, incarnant la figure maudite, avec ses extravagances aussi, sans succès, sans un sou, crevant la dalle, mais qui vit frénétiquement pour sa passion. Ce sont les deux incarnations qui reviennent le plus souvent. Attention, je ne dis pas que ces types de portraits ne soient pas réalistes. En effet, il y a des tas d'exemples dans notre réalité, répondant à ces descriptions, que je pourrais citer et vous aussi, sans mentionner de nombreux biopics.


Mais, si j'insiste un poil sur ce point, c'est parce qu'il y a un troisième profil (qu'en plus, je pense majoritaire !), qu'on a tendance à oublier, qui est très peu évoqué, à savoir l'artiste, ayant besoin d'un job alimentaire à côté pour payer sa bouffe ainsi que son loyer, qui a des préoccupations quotidiennes banales, le détournant régulièrement de son activité créatrice.


Un chat qui exige qu'on remplisse sa gamelle de croquettes alors que les stocks sont vides, donc il faut tout de suite sortir en acheter un paquet (celles et ceux qui possèdent un félin... correction, qui se font posséder par un félin... trouveront parfaitement crédibles que sa maîtresse... euh, sa domestique lui cède au bout de dix secondes !), un pigeon vivant avec une aile cassée, rapporté par le minou, ayant besoin d'être soigné, une chaudière qui déconne, ce qui fait qu'il n'y a plus d'eau chaude, avec en supplément une propriétaire qui promet de très vite s'en occuper, mais qui ne le fait pas, une famille dont les membres se comportent plus en fardeaux qu'en aides. Ce genre de déboires ordinaires pourrait arriver à n'importe qui.


Voilà ce qu'est l'existence de notre personnage principal. C'est un être irascible, asocial, auquel on s'attache malgré tout parce que ses petites mésaventures nous parlent, parce que, de temps en temps, l'absurdité de son comportement prête à rire ; et surtout parce que ses actes révèlent une meilleure personnalité qu'il n'y paraît, car elle en a quelque chose à foutre de son chat, de ce pigeon (même si elle essaye de s'en débarrasser d'abord parce qu'elle ne souhaite pas que son train-train habituel soit perturbé !) et des fardeaux constituant sa famille.


Et ce sont cette personnalité, ce quotidien, ces petites mésaventures qui constituent le principal de ce film. Kelly Reichardt est imbattable pour rendre vivant et intéressant ce qui est a priori insignifiant. Mais, elle est aussi imbattable pour ce qui est de placer ses caractères dans les espaces ainsi que dans les atmosphères dans lesquels ils évoluent. Ici, pas de vastes paysages du pays de l'Oncle Sam pour signifier combien ils sont seuls et vulnérables au milieu d'une nature indifférente (comme c'est le cas dans certaines des œuvres de la réalisatrice !). Ici, on reste serré sur les quelques endroits que la vie de notre asociale attachante fréquente.


Et la caméra prend le temps de nous présenter ces endroits. Je cite comme exemple l'école d'art dans laquelle travaille notre artiste aux tracas ordinaires, dans un simple poste administratif. Dans cette école, on s'attarde sur d'autres artistes en train de créer (y compris lors du générique de fin !), on voit des détails secondaires, mais si nécessaires pour donner de la consistance à un cadre, comme ce chien affalé sur le pas de la porte, ce qui contraint les gens à passer par-dessus lui pour entrer ou sortir.


Et ce ne sont pas les seules choses à sonner juste. J'ai bien aimé le fait que lors des diverses expositions du film, les visiteurs disent, à peine entrés dans la galerie, que ce qui est présenté est bien, sans prendre un seul instant le temps de regarder avant ; préférant, à la place, après un coup d'œil poli, se mettre en avant, discuter ou profiter du buffet.


Ah oui, et l'art de la protagoniste dans tout ça ? La caméra s'y attarde aussi les rares fois que les tracas du quotidien lui laissent le temps de le pratiquer, à travers des petites sculptures. Et on a même un très beau moment de grâce lorsqu'une erreur de cuisson embellit l'une d'entre elles, la rendant plus vraie.


Bon, vous aurez compris que j'admire Kelly Reichardt, que je vous recommande ce film. Et si vous hésitez encore (même avec les dix tonnes d'arguments que je viens de vous balancer interminablement !) à vous plonger dans ce film (et, pourquoi pas, dans une filmo entière !), sachez juste, pour conclure, que personne au cinéma (je précise "au cinéma" parce qu'il y a la mini-série Fosse/Verdon dans laquelle elle est magistrale !)... bref, personne au cinéma n'est jamais parvenu à autant tirer le meilleur de la comédienne Michelle Williams (quatrième collaboration entre la cinéaste et l'actrice !). Personne ne lui a donné au cinéma des personnages aussi riches et complexes à jouer.

Plume231
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le 3 mai 2023

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