« Dans notre vie, nous essayons de percer le brouillard, nous espérons qu'il y a une terre quelque part ». Maître Scorsese philosophait-il sur les hauteurs de son œuvre-phare ? Car SHUTTER ISLAND s’ouvre sur ce même brouillard blanc – évidemment symbolique – d’où jaillit un navire qui distribuera les rôles pour la fiction à venir. Marty accoste alors sur une île qu’il connaît bien – celle de la cinéphilie – et qui aurait pu être celle du Comte Zaroff, du docteur Moreau ou de L’Evadé d’Alcatraz. Adaptation d’un best-seller de Dennis Lehane, SHUTTER ISLAND est un thriller saturé de références où la mise en scène retranscrit parfaitement l’illusion d’un polar de faux semblants. Aussi retors que l’esprit tourmenté de son personnage principal, SHUTTER ISLAND ne joue pas avec la subtilité mais bien avec des codes solidement ancrés dans la culture cinéphile ; piochant aussi bien dans l’approche suggestive de la peur chez Tourneur que dans les thrillers paranoïaques des années 50/60.
La tempête approche. Le cerveau de Teddy (formidable Leonardo DiCaprio) est cette île cernée par des eaux de secrets qui n’attendent qu’à la/le submerger. De ce fait, Scorsese déploie une mise en scène architecturale où les corridors et les murs en révèlent plus que les mots ; de manière à épouser la psyché labyrinthique de son personnage et les contours de cet esprit malade qui se pense sain et raisonné. La figure de l’emprisonnement est elle-aussi omniprésente ; notamment dans les plans de la séquence du bâtiment C où la violence de Teddy resurgit dans un jeu d’ombres et de barreaux. Le jeu de DiCaprio se révèle ainsi particulièrement fascinant, sa figure se fêlant au fur et à mesure que l’illusion se brise. Fragilisé par son enquête, Teddy s’embourbe ainsi dans un océan de lambeaux où la vérité se dissimule autant qu’elle se cherche. Tout se brouille alors dans une sorte de dédoublement du récit où le coupable n’est jamais celui que l’on croit.
Et c’est en s’accrochant au point de vue de ce narrateur non crédible que Scorsese y trouve matière pour créer un conte aux multiples facettes. Puisque SHUTTER ISLAND est travaillé par cette obsession du trauma qui conduit Teddy à se créer une fiction pour faire face à l'horreur ; quitte à en rejeter la vérité. Entre cauchemars ambulatoires & démons de la mémoire, Scorsese aborde ainsi en sous-texte la déchirure laissée par la guerre (et la cruauté du nazisme) : la brume, des corps entassés, gelés, enlacés ; cette neige éternelle, de silence, de froid et d’effroi. Dans ces instants de souvenirs (et de rêves) graphiques, les fantômes viennent hanter Teddy et semblent vouloir lui rappeler leur disparition. Comme cette femme aimée qui se désintègre en une nuée de cendres ou ces enfants noyés qu’on ne peut désormais plus sauver. Rien d’autre que des corps et des maux à la base d’un rejet de la monstruosité. La foudre tombe et le trauma remonte ; insupportable : « Wounds can create monsters » nous dit Max Von Sydow. Quelle issue reste-t-il pour Teddy ? Aucune si ce n’est l’oubli. Car personne ne peut échapper à sa propre folie. « Which would be worse, to live as a monster, or to die as a good man? » Le souvenir se délite alors, aliéné jusqu'à sa (dés)illusion. Pas de conspiration dans ce monde, seulement de la violence, de la solitude et nos propres démons.
SHUTTER ISLAND est semblable à cette allumette que l’on craque pour s’éclairer dans les méandres obscurs de la folie ; insondable et pourtant si proche de nous. Cliquetant contre nôtre crâne pour ne jamais nous lâcher, l’œuvre de Martin Scorsese gagne une ampleur tragique à la seconde vision ; là où les indices disséminés prennent sens face à cette (en)quête que l’on sait d’avance vouée à l’illusion. Il manquerait peut-être une case à ce SHUTTER ISLAND pour en faire un film inoubliable mais la finesse du rendu en fait une œuvre fortement appréciable. Il est d’ailleurs étonnant de noter que 2010 commence et 2019 se termine sur deux films phares. La boucle est bouclée pour ainsi dire : The Lighthouse ravive alors le pouvoir mystique du sémaphore et nous contamine avec sa folie ; guidant les fêlés que nous sommes vers d'ineffables sirènes d'effroi.
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Extrait dans l'article "Les 100 films à retenir des années 2010"