Apocalypse Ñow
Ce qui fait de Denis Villeneuve, depuis maintenant quelques années, une véritable valeur sure du cinéma nord-américain, c’est qu’il est tout sauf un pur produit hollywoodien. Prisoners n’était pas...
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le 10 oct. 2015
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De prime abord, retrouver un film tel que Sicario en compétition du dernier Festival de Cannes peut surprendre, voire carrément laisser perplexe. Ce fut d'ailleurs mon cas, jusqu'à ce que je lise une presse plutôt dithyrambique et que je découvre moi-même le film récemment.
Ce qui frappe d'emblée le spectateur à la découverte de Sicario, c'est l'efficacité de la mise en scène. Maîtrisée de bout en bout, elle se distingue d'un thriller ou d'un film d'action classique par la patte "auteur" qu'y laisse subtilement Denis Villeneuve. Elle sert habilement le récit tout en évitant de verser dans le blockbuster et en s'appuyant sur la très belle photographie de Roger Deakins (collaborateur régulier des Frères Coen, notamment sur No country for old men), ainsi que sur la percutante musique de Jóhann Jóhannsson. Les effets de style sont subtils, pertinents et adéquats avec l'avancée de l'intrigue: je pense notamment à l'utilisation non-abusive des caméras à vision nocturne. Dès les premières secondes du film, la tension est palpable, la pression s'accentue sous l'effet de la prudente avancée des protagonistes dans un pavillon habité par des membres de cartels et recelant de macabres découvertes.
Il y a des airs de No country... dans Sicario, tout comme il est évidemment impossible de ne pas penser au brillant Traffic de Steven Soderbergh, qui s'intéressait lui aussi au traitement du trafic de drogue dans les régions frontalières des Etats-Unis et de Mexique. Eviter de procéder à la comparaison des deux oeuvres est difficile, c'est pourtant inéluctable. C'est ici que le bât blesse (légèrement toutefois).
Là où Steven Soderbergh parvenait à associer l'efficacité de sa mise en scène avec la complexité d'un récit réaliste (signé Stephen Gaghan), Sicario doit l'essentiel de son salut à l'efficience de sa réalisation, au détriment d'une narration plus faible, manquant singulièrement de réalisme dans le dernier tiers du film - réalisme que nous sommes pourtant en droit d'attendre à la vue d'un thème passionnant, actuel et éminemment géopolitique -, sombrant parfois dans la confusion. Quelle est la réelle mission de Kate Macer (Emily Blunt) et de son coéquipier dans la mission de lutte contre le trafic de drogue menée par Matt Graver (Josh Brolin), accompagné d'un mystérieux collaborateur (Alejandro - Benicio Del Toro), aux motivations obscures et au passé tragique? La première partie du film nous plonge directement dans l'action: la jeune agent du FBI prend activement part aux interventions clandestines et sanguines menées par l'équipe américaine au Mexique, au détriment des lois et de la morale, ce qui plonge l'héroïne dans un profond dilemme avec elle-même. Doit-elle ou non renoncer à ses valeurs? Doit-elle céder aux invectives de l'armée américaine, quitte à en perdre son âme et son intégrité, tout en avançant aveuglément dans cette lutte contre le cartel de Juarez? Brolin et Del Toro sont-ils dignes de confiance? Si le scénario parvient à jouer la carte de la pertinence quant à la difficulté du choix que doit opérer Kate (quitte à risquer d'en payer de sa propre vie), ne préservant pas le spectateur de l'indicible tension qui en découle, c'est la révélation des zones d'ombres de l'opération de lutte contre le cartel qui pêche par sa fragilité et son manque de réalisme. L'héroïne se voit forcée à une confrontation plutôt musclée avec Brolin afin de distinguer le pourquoi et le comment de l'illégalité et de la violence des opérations menées par l'armée (et que je prends soin de ne pas spoiler pour les futurs spectateurs du film). Alors que le sujet du film prête à un dénouement rationnel, en phase avec (ou proche de) la réalité de la lutte contre les cartels, l'intrigue prend une tournure partiellement inattendue, entrevue par l'histoire de l'un des personnages, mais qu'on n'imagine pas quasiment exclusive à ce dernier. Sur un sujet aussi actuel et stratégique, jamais une opération d'une telle ampleur ne serait menée par un pays en vue de la réalisation d'objectifs personnels, c'est-à-dire en appui à une vengeance d'ordre strictement individuel. Les espoirs fomentés par les deux premiers tiers du film s'avèrent ainsi déçus par l'invraisemblance d'un dénouement poussif.
Néanmoins, je ne peux que pardonner ces écarts scénaristiques, m'inclinant devant la virtuosité de la mise en scène de Denis Villeneuve et son admirable direction d'acteurs. Emily Blunt est littéralement bluffante, s'appropriant les traits de son personnage avec un naturel assez désarmant, quand Benicio Del Toro épouse les tourments d'Alejandro et joue son ambiguïté à la merveille. A défaut d'un chef d'oeuvre, tous les ingrédients sont réunis pour faire de Sicario un thriller d'auteur efficace, dont la place dans la dernière sélection officielle de Cannes n'a été nullement volée.
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Créée
le 28 oct. 2015
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