Theloma l'a parfaitement résumé: les entorses à la crédibilité de Sicario sont nombreuses. Mais cela n'a pas énormément d'importance, dans la mesure où la dernière livraison de Denis Villeneuve s'inscrit dans une catégorie de films un peu à la marge. Un métrage du troisième type en quelque sorte.
Il y a les films qui perdent toute substance quand leur rationalité est mise en cause. Il y a ceux pour qui un côté plausible deviendrait presque une tare, tant le propos est poétique et léger. Et puis il y a ceux comme Sicario qui s'inscrivent dans le réel mais qui n'ont pas un besoin vital d'y rester collé pour exister.
Sicario raconte autre chose que son histoire. Ou, pour le dire autrement, ce qu'il raconte à la marge est plus intéressant que sa trame principale.
(Comme un film de genre, en fait, mais en mieux)


Sicario si Sicario la


Le thème profond de Sicario, c'est l'à-coté. Le travail dans l'ombre. La fin et les moyens. Un voyage vers une zone grise qu'il semble nécessaire d'arpenter pour parvenir au but. Une façon de faire enfin la différence pour terrasser ce que l'on considère être le mal absolu, mais au prix du renoncement à ses principes fondamentaux. Avec la traditionnelle question qui découle de tout ça: qu'est-ce qui est le plus important entre le principe et le résultat ? Sur quoi bâtir son existence ? Comment avancer malgré tout, alourdi par cette contradiction insoluble ?


Pour parvenir à faire vivre ce questionnement relativement traditionnel sans le plomber sous un académisme pesant, Villeneuve emprunte un sentier diablement troublant. Les personnages incarnés par Josh Brolin et Benicio Del Toro sont suffisamment ambivalents, carnassiers froids à la détermination absolue, jamais départis d'un sourire bienveillant, pour que Kate Macer ne parvienne jamais à se résoudre à les considérer comme de simples criminels de haut vol. On reste en permanence dans le flou, entre tombée de nuit (qui n'aura jamais aussi bien porté son nom d'"entre chiens et loups") et lever de soleil, baignés d'une odeur nauséabonde mais supportable.


Sicario magnifico


C'est précisément dans cet entre-deux permanent que se situe le film du canadien.
Alors qu'un soleil aveuglant permettait de délimiter avec précision les frontières entre gentils et méchants (il était bien plus simple de traiter les barbouzes de vaches, pouf pouf), Sicario fait le choix du trouble, de l'incertain et du complexe, transformant une scène de gunfight haletante sur l'autoroute, qui pouvait être limpide, en une rixe tendue entre deux camps mal dessinés, se déployant sur un terrain dangereux même pour ses spectateurs, mêlés aux combattants.


Dans ces conditions instables et poreuses, il est facile d'épouser les doutes et les errances de Kate Macer, à laquelle Emily Blunt prête admirablement ses yeux ronds et incrédules, qui ne se résolvent jamais tout à fait à se poser sur ce monde violent et mouvant, comme une mer en apparence calme mais porteuse de dangers permanents. Une navigatrice tenace mais détachée, menant son cap par à-coups, en réaction aux coups de tabac, ayant sans doute perdu sa boussole depuis le départ. Aucune chance pour une telle participante de remporter la solitaire du Sicario.


En fin de compte, c'est précisément dans ce manque permanent de frontières que le film transpire d'une crédibilité bien plus juste que les péripéties qui le composent. Le réalisateur se fait passeur, se faufile entre les murs et les barbelés, et la came qu'il délivre n'a pas le bon goût de l'évidence. Une constante depuis ses débuts. Incendies, Enemy, Prisoners et maintenant Sicario: Denis Villeneuve est un cinéaste de l'entre-deux.
Peut-être la seule bonne nouvelle de l'improbable projet Blade Runner II.

guyness

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