Ce qui fait de Denis Villeneuve, depuis maintenant quelques années, une véritable valeur sure du cinéma nord-américain, c’est qu’il est tout sauf un pur produit hollywoodien. Prisoners n’était pas vraiment un polar, Enemy n’était pas complètement un film mindfuck. On aurait pu attendre de Sicario qu’il s’inscrive dans l’héritage des thrillers sur le trafic de drogue, à la Traffic : si sur le fond, c’est bien ce qui est proposé, il y a ici quelque chose de plus. Quelque chose de plus glaçant, de plus tétanisant, et finalement de plus traumatique.


Dès l’ouverture de Sicario, le ton est donné. Dans l’univers créé par la caméra de Villeneuve, il n’y a pas de sourires, il n’y a pas de beauté ; les villes sont impersonnelles, la violence est une routine macabre à laquelle il faut s’habituer, le bien n’existe pas. Le scénario de Sicario n’a pourtant rien de très original en surface, nul doute que sous la houlette d’un metteur en scène au style moins marqué, le résultat n’aurait pas été le même – d’un pitch relativement simple, Villeneuve fait une œuvre à la force visuelle, sonore, rythmique absolument dantesque. Difficile de ne pas penser à Apocalypse Now dans cette débauche d’imagerie cauchemardesque écrasante ; ce n’est pas tellement un hasard, car en plus d’avoir souvent emprunté à Coppola, Villeneuve semble ici s’inspirer du cinéma de guerre.
La force de Sicario réside principalement dans sa forme scénique. Avoir un maître comme Roger Deakins comme chef opérateur n’étant pas une donnée que l’on peut ignorer, la photographie est magnifique – certains plans, notamment lors de l’incroyable scène du tunnel, révèlent une maîtrise incomparable de la couleur, d’une compréhension totale de l’importance du décor comme d’un personnage à part entière. La terrifiante composition de Jóhann Jóhannsson, qui sert d’habillage sonore à une bonne partie du film, donne à ces superbes plans d’ensemble une valeur descriptive proche de la perfection. Plus que d’imposer cette ambiance brutale enracinée au cœur de son film, ils intègrent son ADN. Villeneuve, en chef d’orchestre d’exception, fait de Sicario une symphonie rugueuse, étouffante, affolante d’intensité, de maîtrise picturale et technique.


La question de la morale est au cœur de Sicario. L’idée est d’autant plus tordue que celle des protagonistes semble tour à tour trouble, ambiguë et contradictoire. Il y a quelque chose de tragique, de fatidique dans le déroulement lent et mécanique du récit – d’une certaine façon il s’agit d’une plongée interminable dans les tréfonds sanglants de la nature humaine. Sicario est passionnant parce qu’il ne semble pas donner de réponse intangible à ces pensées. Il ne fait pas la morale, il la met en doute, la déconstruit, l’analyse en profondeur pour mieux l’interroger.
L’acte de violence comme celui de transparence en tant que formules interrogatives, un massacre contre un massacre, une compilation de perceptions différentes de l’horreur alentour : derrière le raid et les fusillades se pose un questionnement profond, désenchanté et surtout pessimiste. Pessimiste car, plus que de dire que « le monde est un lieu sinistre », Villeneuve en illustre l’ambivalence. Ce combat du crime par le crime, comme une réponse désabusée à cette férocité perpétuelle de notre société, bâtie sur les cadavres, la torture et la misère. Témoin de ces exactions, l’homme du commun se contente de subir, n’ayant plus la force de se débattre, de crier, de s’efforcer de changer les choses.


Sicario est un tour de force. Villeneuve trouve l’équilibre parfait entre l’atmosphère anxiogène d’une mise en scène qui s’articule à grands coups d’images brutales, les pistes sans illusions lancées par un scénario astucieux et occulte, et son casting dirigé avec efficacité – le trio principal est irréprochable. A force d’explorer à chaque nouveau chapitre de sa filmographie des thématiques et des paysages nouveaux, le cinéaste québécois s’est transformé en véritable auteur majeur d’outre-Atlantique. Ce nouveau film est une leçon de cinéma, un modèle de thriller qui sait bouleverser les codes manichéens d’un genre dont on pensait avoir compris les règles. Derrière son masque académique se retrouve en effet une constatation implacable de l’état du monde. Puissant.

Vivienn
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le 10 oct. 2015

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