Pendant cinq minutes, avec une image jaune, saturée, presque sale, sur fond de désert, de Mexique et d’assaut, on pourrait se croire chez Soderbergh – mais les tonalités, rapidement, évoluent.


Force est d’admettre que le scénario, les événements, les personnages, les lignes de force, ne sont pas forcément de la plus grande originalité –


La guerre, plus que violente, contre les narcotrafiquants à la frontière entre les USA et le Mexique,


L’opposition entre la jeune recrue, idéaliste et naïve, et l’exécuteur borderline, entre la belle et la bête, mieux entre l’ange et Terminator,


L’affrontement avec coups de feu à répétition, entre les voitures immobilisées et au milieu de la foule, des flics et des truands,


Le groupe des mercenaires, à la fois espions et tueurs, aux méthodes aussi violentes, plus violentes, que les truands qu’ils doivent combattre,


Les Etats-Unis en gendarme du monde, comme au temps de Kissinger et des révolutions matées en Amérique latine, au nom du progrès et de la justice, comme toujours en fait, pour au bout du compte ne conforter que le (dés)ordre en place et d’autres mafias …


Benicio del Toro dans une prestation mutique,


Bon, tout cela a déjà été vu et revu. Mais la surprise vient plutôt de la progression, de l’enchaînement des événements – pas seulement de la succession des lieux, maison isolée dans le désert, équipée sauvage dans Ciudad Juarez , labyrinthe nocturne des tunnels à la frontière, villa très kitsch d’un baron de la drogue… en tout cas pas sous la forme d’une juxtaposition, d’une succession de morceaux de bravoure assurément brillants. Non, on parle bien d’une évolution, et à plusieurs niveaux :


• Les lieux d’abord, évidemment, mais peu à peu plus mentaux que physiques : des violences initiales en plein désert, presque réalistes jusqu'à la traversée de la ville infernale ; et Juarez, avec ses cadavres sanguinolents décorant les rues sales, ses corps dénudés, mutilés, décapités, pendus aux poutrelles métalliques des passerelles, n’a en fait plus rien d’une ville. On sort de la réalité pour entrer dans un enfer semblable à celui décrit par les peintres du Moyen-âge, et d’abord Jérome Bosch. Et l’on pénètre ensuite dans un univers quasiment fantastique lorsque l’on atteint le fameux tunnel : des vues aériennes du désert, à la façon d’Arthus-Bertrand, presque abstraites, que seul un élément décalé (un véhicule épave abandonné) rattache un peu à la réalité ; puis, en vision nocturne et surréelle, la traversée du labyrinthe, les affrontements, essentiellement sonores, on y croise à peine l’ennemi, quand les hommes ne sont plus que des ombres sur les murs de la caverne ; puis, encore plus impressionnante, au sortir du labyrinthe, la poursuite d’un véhicule, qui finit par ne plus apparaître, depuis le pare-brise de la seconde voiture, qu’à travers la lumière de ses feux, rouge, énorme, de plus en plus envahissante, humide. Puis le retour à la réalité, telle qu’elle va apparaître finalement à la jeune femme et au spectateur (puisqu’on est en fait placé, exactement, dans sa position) kitsch, glauque, cynique. Et c’est là, mais on y reviendra, que les choses commencent à se gâter.
• L’esthétique, très travaillée, dont l’évolution accompagne très rigoureusement celle des lieux et des stations : monochrome jaunâtre, gris de l’enfer urbain, avec ballet (magistral) de la traversée en automobile, vision nocturne prolongée, jusqu’à la nuit très profonde – et au réveil …
• Et même, quoi qu’on en dise, une évolution parallèle des personnages (dont il ne me semble pas gênant qu’ils soient effectivement totalement monolithiques, réduits à une seule caractéristique, stéréotypés si l’on veut – cela correspond assez bien à cette idée d’un monde tenant surtout de l’emblème) ; plutôt d’ailleurs, un découvrement qu’une évolution. La première apparition de Matt Graver / James Brolin, à l’occasion d’un « entretien de recrutement », au milieu d’officiels de la CIA en guise de jury, ne laisse en fait entrevoir qu’un administratif à lunettes, certes un peu déconcertant (les tongs), mais assurément pas un homme de terrain. De même, on pourrait imaginer, à sa première apparition qu’Alejandro /B. Del Toro (si on n’avait pas reconnu l’acteur …), présenté comme l’assistant de Matt/Brolin, n’aurait qu’un second rôle, encore plus administratif et assez décoratif. Et leur « évolution » n’est d’abord livrée, assez finement (si, si !) que par bribes, dans des fragments de dialogues, assez brllants et dont l’importance ne peut pas être perçue immédiatement (ni par la jeune femme ni par le spectateur) puisqu’ils n’ont pas encore les clés.


Deux exemples – Brolin, au milieu du jury de recruteurs, s’opposant au recrutement de Reggie, l’équipier de l’héroïne, sans l’avoir auditionné, simplement à cause d’un CV universitaire trop riche :



Je n’ai pas besoin d’un avocat



Ou encore Benicio del Toro, lors de sa première rencontre, dans un avion privé, avec Kate / Emily Blunt, en réponse à sa question, alors qu’il n’a jusque là pas dit un mot :




  • Vous me briefez ?

  • Cela reviendrait à décrire le fonctionnement d’une montre … le mieux, pour vous, c’est de regarder l’heure.



C’est avec le retour à la réalité (celle que n’aurait pas dû voir l’héroïne angélique, et au-delà le massacre final dans le palais mafieux, que les stéréotypes finissent par l’emporter – et la fin du film est effectivement très faible : avec, à l’occasion du dernier massacre la mise en parallèle des deux histoires jusqu’alors juxtaposées, celle de la traque du commando et celle du policier mexicain, bon père de famille, accessoirement auxiliaire des trafiquants, accompagnant son fils aus entraînements de foot, appréciant les tortillas etc., histoire sans intérêt, très usée, très mal proportionnée, quasi inexistante par rapport à l’histoire centrale et ne contribuant qu’à un déséquilibre parasite du récit.


Et conduisant surtout à une double chute, doublement et inutilement mélodramatique : la rencontre finale entre la belle et la bête (tous les autres personnages ne sont en fait que des comparses, mais on ne le saisit pas immédiatement), dont l’issue est parfaitement prévisible et convenue ; et pire encore, le message ultime, la partie de football des enfants, interrompus par les tirs à Juarez. Plus ça change, moins ça change … Le bien, le mal, la confusion, tout ça …


Faut-il pour autant rejeter tout le film ?


Il reste une vraie réalisation – et qui ne tient pas seulement de l’esbroufe et du savoir- faire des techniciens, mais qui parvient aussi à lier la forme et le fond, à travers l’évolution, l’enchaînement des événements. Et l’on ne peut nier les qualités de ces quatre morceaux de bravoure enchaînés au seul motif de la faiblesse de la chute.


Et puis, la réalisation, au plan technique, est vraiment remarquable. La photographie (R. Deakins certes …) pour laquelle il n’est pas utile de multiplier les exemples ; juste un, pour le plaisir : le désert dans une plongée profonde, puis brusquement, après un déplacement de la caméra et un élargissement du champ, le surgissement de la ville tentaculaire, jusqu’à en envahir totalement l’immensité désertique. On dirait presque une toile de Braque ou de Picasso, première manière. Et le traitement tout aussi magistral du son, dans sa liaison permanente et parfaitement fluide avec la musique (excellente BO, sourde et sombre de Johann Johannsson), dans son rôle clé dans le champ et dans le hors champ. On pourra trouver très classique le traitement hors champ d’une scène de torture, perçue à travers les cris du supplicié ; cela l’est sans doute beaucoup moins quand il s’agit du crissement, aussi léger, infime, que violent, et imparable du stylo sur le papier, quand il s’agit de signer contre sa volonté un document compromettant.


On peut aussi trouver pour Sicario maintes références pour le moins puissantes vers lesquelles le film de Villeneuve ne fait évidemment que tendre – de Welles et la Soif du mal (très précurseur pour sa vision de la frontière) à Soderbergh et Trafic ; jusqu’aux frères Coen et leur No country – mais il y a quand même une grande différence entre le vieux sheriff dépassé, qui ne qui arrive toujours trop tard et ne pèse en aucune façon sur les événements, comme s’il était transparent, et la jeune héroïne idéaliste, qui refuse d’admettre, et n’en finit donc pas de prendre des coups. Il ne comprend pas, elle n'admet pas, c'est un peu différent, mais elle finit par se soumettre ...


Mais c’est peut-être vers Peckinpah que Sicario tend le plus (j’insiste, j’ai bien écrit « tend »), au premier degré vers le Peckinpah d’Alfredo Garcia et son pandemonium final, mais plus encore le Peckinpah de la frontière, à l’heure des modernes westerns sales et sableux, celui de Pat Garrett, d’un monde cadastré où les pistes s’achèvent en cul de sac , dans le crade, le glauque et l'indécis. C’est sans doute de ce côté-là, et malgré un essai assez vain de transposition vers deux destins individuels que lorgne Sicario.


Pour cela, et malgré toutes les approximations, les stéréotypes, les gros traits aussi, Denis Villeneuve et son scénariste Taylor Sheridan méritent sans doute un sursis.

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le 24 oct. 2015

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