Il faut s'armer d'une solide patience et d'une confiance sans borne à l'égard du réalisateur roumain Cristi Puiu pour se lancer dans un film de près de trois heures dont l'action se concentre presque intégralement dans un appartement de Bucarest. Et, de fait, dans son principe mais aussi dans sa mise en scène, "Sieranevada" (mais d'où sort ce titre ?) ne s'adresse pas à tout le monde. Peut-être pas même aux quatre personnes présentes dans la salle. On pourrait d'ailleurs établir un parallèle entre la conclusion à l'intérieur du film et le projet du film lui-même : il y a quelque chose de plus ou moins dérisoire, d'artificiel, de stupide dans la situation.
Ceci étant dit, il faut reconnaître aux auteurs un certain talent : parvenir à se faire aussi captivant devant une simple histoire de famille, faite d'une multitude de petites histoires éparses et éclatées à travers l'appartement, de colères, de coups de gueule divers, le tout se déroulant entre les 4 ou 5 pièces d'un appartement exigu relève de l'exploit insoupçonné. Tout le monde est réuni pour une fête religieuse en lien avec la mort récente d'une personne de la famille, tout le monde s'affaire pour former une masse effervescente aux contours flous se précisant petit à petit, mais, surtout, tout le monde attend le ventre désespérément vide ce prêtre qui n'arrive pas...
Avec ses mouvements fluides suivant l'action qui se présente devant elle, au gré des humeurs des personnages et de leurs va-et-vient, la caméra donne l'impression de capter cette atmosphère comme le ferait précisément la personne à l'origine de ce rassemblement (et morte, donc) mais que beaucoup semblent avoir oublié. En choisissant cet angle-là, "Sieranevada" brosse une multitude de portraits en parallèle, jongle avec les styles et les émotions, sans pour autant sacrifier un seul personnage au profil d'un autre. Au final, et c'est sans doute personnel, les trois heures passent vite (une fois passée la toute première scène, un peu trop longue), sans vrai temps mort. Le tourbillon narratif entre la cuisine et la salle à manger, entre la fille avec sa copine junkie et le complotiste de service, crée un flot ininterrompu de discussions et de rebonds étonnamment captivant.
On dit bien peu de chose au final, certaines scènes sont étirées jusqu'à l'extrême, mais la gestion de l'espace (très restreint) est d'une maîtrise assez bluffante. Un ballet improvisé, virtuose, frisant l'exercice de style auteurisant, certes, mais l'exercice de style auteurisant réussi.
[AB #144]