Dès la première scène, on est forcé de se poser la question du point de vue depuis lequel on observe une histoire. On perçoit une agitation familiale autour d'une petite fille, mais la caméra est un petit peu trop loin pour que les enjeux nous parviennent clairement. La scène a lieu sur un trottoir, nous nous tenons sur celui d'en face, sans traverser.
La question se déploie tout de suite après, lorsque Puiu nous colle brusquement aux personnages (presque trop près d'eux cette fois-ci, dans l'espace d'une voiture, le profil de la femme du côté passager obstinément tourné vers son mari, dont les yeux apparaissent parfois dans le rétroviseur, cernés, lourds), nous immergeant dans leur vie. Comment regarde-t-on un couple ? Que perçoit-on d'eux, de leur histoire, alors qu'ils sont en train de se disputer au sujet de la robe que leur fille doit mettre pour le spectacle de fin d'année ? Et comment rentrera-t-on dans l'histoire d'une famille (son passé, ses liens, ses affects variables) alors qu'on nous la montrera uniquement lors du repas qu'on donne traditionnellement quarante jours après la mort d'un des siens ? Qu'y a-t-il à voir, à connaître, dans la banalité où Puiu nous propulse ?
On comprend vite que le cinéaste entend donner au réalisme sa dimension la plus démesurée. On ira bien au-delà des repas déjà longs de Pialat. On tentera d'approcher l'infini. Car c'est ce que tout réalisme vise finalement : l'infini. (Je ne vois que Kechiche, actuellement, dans ce sillage. Le réalisme des autres cinéastes est tout petit, et souvent il est là "faute de mieux".) L'infini qui vient se glisser entre la préparation d'un repas et sa consommation. L'infini des histoires, des relations, des névroses.
Sieranevada, de ce fait, devient très vite métaphorique. On observe une famille, mais c'est tout un pays qu'on voit à l'oeuvre, avec sa politique, sa religion, ses régionalismes, ses moeurs, ses traditions, ses notables, ses générations irréconciliables... Tout un pays, voire tout un monde : Charlie Hebdo est là aussi, quelques théories du complot, Bush, l'Irak, le 11 septembre, les Tziganes, l'antisémitisme, Ceaucescu, le néolibéralisme qui transforme les médecins en vendeurs de matériel médical, une chanson brésilienne, une Croate en train de vomir dans une chambre, etc... Et tout cela tient ensemble, explose parfois, et c'est ce qui nous est donné à voir : comment le monde tient, ou se retient de ne plus tenir, ou menace de ne pas tenir mais tient de toute façon, ensemble malgré tout, malgré les trahisons, les dissensions, les incompréhensions définitives (et même malgré la mort puisqu'au plus jeune de tous on fait porter le costume quatre fois trop grand du défunt).
Un très beau film, très vaste, qui termine par un fou rire nerveux magnifique.