De la difficulté de passer à table

Faste année pour le cinéma roumain avec pas moins de quatre films prévus dans les salles françaises ou déjà sorties (Illégitime). Sans compter qu’avec trois films sélectionnés à Cannes (Sierananevada donc, Baccalauréat en compétition, Dogs à Un Certain Regard), la Roumanie n’a jamais été aussi présente sur le devant de la scène, soulignant la bonne croissance d’un cinéma minimaliste mais capable de bouleverser comme nul autre. Depuis la Palme d’Or obtenue par Cristian Mungiu avec son 4 mois, 3 semaines, 2 jours, le terme Nouvelle Vague Roumaine est souvent employé pour associer ces films roumains qui sortent des sentiers battus et sont sélectionnés dans la plupart des festivals internationaux, et dont Mungiu et Puiu sont les fers de lance. Avec Sieranevada, il s’agit de la première sélection en compétition cannoise pour Cristi Puiu après avoir obtenu en 2005 le Grand Prix Un Certain Regard pour La Mort de Dante Lazarescu et présenté Aurora dans la même section en 2010. Sans langue de bois, en apportant sur les marches un huis-clos familial de près de trois heures, Cristi Puiu avait de quoi laisser un paquet de journalistes sur le carreau, voyant venir le mastodonte roumain plombant. Et ce n’est pas l’introduction qui les contredira dans un premier temps, puisque le film s’ouvre sur un plan quasi-fixe d’une dizaine de minutes dont la rigueur brute a de quoi décourager les plus intrépides critiques. Mais dès qu’il décide de faire entrer sa caméra dans l’intimité (d’une voiture puis d’un appartement), force est de constater que toute la grandeur du film tient dans son procédé technique implacable.


Configuration spatiale réduite au strict minimum, Sieranevada n’est pas loin de la pièce de théâtre filmé, avec ces conditions de tournage en quasi huis-clos où les personnages entrent et sortent sans arrêt des pièces de l’appartement, chacune comprenant un récit qui fait partie d’une intrigue générale où tout se mêle, se chevauche et s’envenime. C’est là que Puiu montre tout l’étendue de son talent dans l’utilisation d’un espace restreint mais extrêmement malin qui laisse la caméra s’immiscer dans les différentes pièces de l’appartement au gré des conversations qui nous intéressent le plus. Pour nous introduire plus intimement dans cette famille, Cristi Puiu aborde le point de vue de Lary, un personnage imposant et attachant -bien qu’un peu maladroit- qui agit comme observateur et auquel le spectateur s’identifie rapidement. Celui qui l’incarne n’est autre que Mimi Branescu, un acteur que les amateurs de Cristi Puiu reconnaîtront puisqu’il était déjà présent dans La Mort de Dante Lazarescu. Doté d’une carrure paternaliste et d’une sensibilité profonde lui permettant de jouer une vaste palette d’émotions, il apporte au récit une compassion, une autorité soudaine (il devient l’homme de la famille), une absurdité (par ses rires nerveux) et une mélancolie toutes bienvenues qui en font un personnage terriblement attachant. Tout le film n’est pour Lary qu’une succession de situations gênantes où il se retrouve coincé malgré lui dans les colères noires de sa femme, les mauvais stationnements, les disputes familiales, les discussions conspirationnistes, les révélations et ce repas gargantuesque qui n’arrive jamais. Jeune neurologue qui voyage entre la France et Genève pour le travail, Lary n’est autre que cette représentation de la Roumanie qui tente de trouver sa place en Europe mais qui ne peut se défaire de son passé et de ses tensions internes.

Ne vous laissez pas impressionner par les trois heures du film, Sieranevada défile à toute allure et déploie avec maestria son analyse ciselée et cynique de la famille roumaine d’aujourd’hui.



Réunis pour l’occasion afin de commémorer la mémoire du défunt père de famille selon les traditions roumaines, il est amusant de s’apercevoir que le suspense du flm réside uniquement dans le fait de savoir si oui ou non le repas va enfin avoir lieu. Lary explique à un moment que tout le monde se détend une fois l’estomac plein. Il est là le cercle vicieux puisqu’à mesure que les clivages augmentent, le repas est sans cesse décalé, allant jusqu’à prendre des proportions inimaginables puisque les convives n’ont toujours pas rempli leurs estomacs et donc continuent à s’affronter à coups de mots. C’est là tout le cynisme du film qui s’avère d’une drôlerie nerveuse remarquable. Chacun apportera sa pierre à l’édifice dans la montée crescendo des tensions et des révélations familiales. La grand-mère dira à son gendre infidèle cette phrase pleine de sens métaphysique : « Je ne suis pas venu ici, aujourd’hui pour écouter les gens s’engueuler comme des gitans ». Parce qu’au fond, le spectateur, si ! En connaissance de cause, il va assister à ce repas en sachant que tous les personnages vont se tirer la bourre et assister à l’implosion d’une famille dont la tension et les rancœurs qui émanent apparaissent comme un règlement de comptes. Mais plus que le déchirement d’une famille scindée en deux (un camp attaché aux traditions, l’autre ouvert à la modernité et aux chaînes brisées), déjà maintes fois traité, Cristi Puiu montre des rires nerveux par l’absurdité des situations, des corps fatigués par tant de tension et des émotions difficiles à cacher. On retrouve les mêmes éléments chers au huis-clos familial, à savoir des rires, des cris, des disputes, de la compassion, etc. mais le cinéaste roumain les sublime à un niveau bien plus subtil et inédit, contrairement à l’hystérique et assommant Juste la fin du monde de Xavier Dolan, l’autre huis-clos familial en compétition cannoise.


Oublié à Cannes (à l’inverse de son compère Cristian Mungiu, récompensé par un Prix ex-æquo de la Mise en Scène pour Baccalauréat), Sieranevada est un portrait habile, cynique et oppressant de la société roumaine aussi bien coincée dans ses traditions qu’elle ne se plaît à les célébrer. Bien qu’interminable (avec ses 2h53 dans le ventre), Sieranevada fascine et bouleverse par la justesse de ses acteurs, l’authenticité de sa mise en scène et l’analyse sociale pertinente d’une Roumanie qui se cherche et ne sait pas où se situer, entre son passé conservateur et son désir d’aller de l’avant. Ses baisses de régime n’y font rien, on est subjugué par la force évocatrice de ce huis-clos qui donne à voir une critique et un portrait juste et nuancé d’un pays dans l’entre-deux.


Critique à retrouver sur CineSeries-Mag, avec les autres reviews des films cannois.

Softon
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le 16 juil. 2016

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Kévin List

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