Injustement oublié. C’est la première réflexion que l’on peut se faire à la sortie de la projection quand on voit que Sils Maria est reparti bredouille de la compétition officielle du Festival de Cannes 2014. Certes, il est reparti avec un très bon accueil de la part des cinéphiles et s’est exporté dans d’autres festivals avec les mêmes retours positifs mais il lui manque vraiment la considération de ses pairs. Vexant. Réalisé par Olivier Assayas qui avait mis Cannes à terre en 2010 avec le biopic explosif du terroriste Carlos, révélant par la même occasion le vénézuélien Edgar Ramírez, Assayas s’intéresse aujourd’hui à son milieu professionnel et dévoile un saisissant aspect générationnel entre les acteurs pré et post-2000, entre jalousie et hypocrisie. En 2012, Olivier Assayas avait quelques peu déçu son audience avec Après Mai mais on ne saurait trop lui reprocher tant ce Sils Maria comprend l’essence même du cinéma dans toute sa splendeur, son égo surdimensionné et ses vices. Tout comme il permet d’en faire un film sur le narcissisme, la solitude et nous renvoie à des chefs d’œuvres du genre que sont Eve de Joseph L. Mankiewisz ou Persona de Ingmar Bergman. Sils Maria est un pur film de cinéma qui parle de cinéma, et c’est tout simplement magistral.
Maria Enders a débuté, connu le succès et poursuit sa carrière avec la même notoriété qu’elle a conservé depuis son plus grand rôle, du moins elle le croit. Elle est en route pour honorer le réalisateur qui l’a révélé autrefois. La mort soudaine de ce dernier va l’amener à une profonde réflexion sur elle-même et sur le métier d’actrice aujourd’hui. C’est ainsi qu’on découvre rapidement le personnage de Juliette Binoche, vrai personnage de femme aussi détestable que respectable. Une sorte d’alter ego moderne du personnage de Gloria Swanson dans Boulevard du Crépuscule. Sauf qu’ici le scénariste du film de Billy Wilder est remplacé par une jeune, rock et jolie assistante en la personne de Valentine, incarnée par une excellente Kristen Stewart. Sils Maria va donc suivre pendant deux heures les tribulations de ces deux femmes aux égos opposés et aux conceptions contraires. Quand l’assistante plus jeune s’adapte aux changements numériques de la société, sa « patronne » préfère ignorer ces réseaux et perpétue ce qui a fait son succès d’autrefois jusqu’à ce présent tout-numérique, ce qui l’amènera à sombrer dans le déclin de sa beauté et donc de sa gloire. Le moi cinématographique s’est mué en un moi numérique, désormais être acteur c’est aussi laisser place à tout un matraquage médiatique sur internet. Et le « Celebgate » de ces derniers jours tombent à point nommé pour souligner ce point. C’est en cela qu’intervient le personnage de Jo-Ann, incarné par une Chloé Grace Moretz qui s’impose comme une sorte d’ersatz de Miley Cyrus et de Lindsey Lohan, sans cesse dans la provocation et la polémique.
Oliver Assayas fait croiser deux époques du cinéma, l’époque dite classique et âge d’or aux yeux de Maria Enders, et le cinéma d’effets spéciaux d’aujourd’hui avec sa « psychologie de BD ». Mais jamais il ne le fait avec un propos outrancier, il apporte toujours une retenue par le biais du personnage de Valentine qui apporte de vrais arguments pour valider ce changement opéré par l’industrie du cinéma. Le classique côtoie désormais l’époque des super-héros, avec un avantage économique considérable pour ce dernier. Ce changement dans la profession se fait aussi par le biais des coulisses du cinéma. C’est assez ironique qu’un jeune réalisateur en gilet et t-shirt rock rencontre la grande Maria Enders pour lui offrir un rôle de mutante. On pourrait croire que Olivier Assayas nous dit que les vieux acteurs n’ont plus rien à faire ici aujourd’hui mais plutôt qu’il s’agit pour ces deux générations de vivre ensemble, et qu’il faut tout simplement s’adapter avec les nouvelles attentes d’un public essentiellement jeune. Il reste toujours ce public d’intellectuel et d’intéressés mais Olivier Assayas nous fait savoir qu’on ne les trouve plus qu’au théâtre par le biais de cette adaptation moderne qui avait fit de Maria Enders la gloire qu’elle a été. C’est très symbolique en ce sens le fait qu’elle reprenne le rôle opposé qu’elle a joué. Et ça ne fera que l’amener à sa chute.
Mais revenons à ce personnage de Maria Enders, névrosée sublime, magnifiée par la performance de Juliette Binoche. Plus le film avance, et plus on se rend compte des contradictions de ce personnage. Pour espérer préserver sa gloire et sa beauté, son personnage s’enferme dans une sorte de bulle hypocrite. Son crédo est de ne jamais se fier à internet et pourtant, plusieurs fois on la voit monter dans chambre pour « googleiser ». Elle s’érige comme une femme de caractère, ne tombant jamais sous les supplications d’un homme qui la débecte mais qu’elle finit par raccompagner devant sa porte, laissant un discret numéro de chambre sur un bout de papier. Elle déteste ces nouveaux rôles cinématographiques qui consistent à jouer des non-humains sur fond vert et pourtant elle accepte de rencontrer le réalisateur d’un de ces films et de potentiellement en jouer un personnage. C’est ça Maria Enders, une femme qui ne dira jamais les choses mais qui agira toujours de manière hypocrite. C’est une femme qui s’obstine à vivre dans le passé, ce passé glorieux où les gens se l’arrachaient, où la vedettisation était encore relativement sage. Avec les effets de l’âge et des changements de la société, elle se retrouve dans une société du star-system où il faut être polémique et controversée pour exister, en témoigne cette séquence où elle se sent abandonné sur les trottoirs, les paparazzis suivant la jeune et jolie Jo-Ann monter dans une voiture. Et Maria Enders devient une suiveuse, elle pénètre les clubs de metteurs en scène mais reste muette, ne faisant plus qu’observer et subir cette époque, difficile pour l’égo. Elle n’existe plus aux yeux des autres. Elle regrette ces privilèges de la jeunesse et tombe dans un désir voyeur et jaloux.
Un désir voyeur qu’elle entretient avec son assistante. Valentine, une obstinée du travail et surtout une passionnée qui voit dans sa relation avec Maria Enders, un lien trouble entre fictif et réel. Les répétitions deviennent plus durs, plus éprouvantes pour ces deux femmes dans lesquelles elles se rendent progressivement compte que la pièce arbore certains points communs avec leur relation. C’est tout simplement bluffant, magnifiquement bien écrit et magistralement interprétés. Kristen Stewart trouve là un rôle fort et on lui souhaite une carrière chez d’autres grands réalisateurs puisqu’elle prouve -à ceux qui doutent encore- qu’elle peut être un vrai personnage dramatique performant. Efficace. Cette relation avec sa « patronne » devient difficile, l’une jalousant l’autre et cette autre ne supportant plus physiquement sa non-ouverture d’esprit, Maria Enders s’obstinant à croire en un monde culturel classique mais désormais désuet. Après une ultime tentative de dire les quatre vérités brutales à la diva, rappelant le changement opéré par le monde artistique d’aujourd’hui, elle fuira cette relation dans un vaste paysage montagnard, tel le Serpent de Maloja. Oliver Assayas sublime les paysages alpins et dévoile des plans de toute beauté, d’une grandeur effarante pour Maria Enders, un personnage qui souhaite exister mais qui se retrouver à errer dans les plaines, perdu et loin de toute célébrité. Certains évoqueront l’aspect académique du film, mais ce qui fait la force du film se trouve davantage dans son analyse simple et percutante du monde culturel actuel, et surtout de ce monde de la célébrité. Il n’empêche que le film offre une mise en scène très léchée, entre photographie magnifiée et montage fluide, sans se forcer à l’audace tout en offrant de vrais rôles à ces personnages, qui exploitent les champs-contre-champs à la perfection. Le tout est sublimé par une liste de musiques classiques effectuée par Daniel Sobrino.
Davantage audace du récit que de la mise en scène, Sils Maria est une vraie réflexion sur le cinéma actuel, les attentes d’un public jeune, le star system et sur l’économie qui régit tout cela. Véritable chef d’œuvre de cinéma qui parle de cinéma et qui exploite avec un propos vif et cynique le monde artistique actuel. Le manque de considération à Cannes de ce film ne joue en rien contre sa maîtrise totale du sujet. Juliette Binoche y est aussi merveilleuse que démente, Kristin Stewart efficace en tout point, et Oliver Assayas nous assène un vrai constat contemporain du monde de la culture et de l’égo surdimensionné de ces stars, qui n’a pas changé depuis l’époque de Joseph L. Mankiewicz et Billy Wilder. Assurément un grand GRAND film !