Entre les mûrs
La prison est un haut lieu de fiction. Pour le spectateur, c’est l’univers inquiétant et insolite de la privation de liberté – bien souvent illuminé par la promesse d’une évasion. Pour le détenu,...
le 30 janv. 2025
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Le film, en nous présentant des répétitions théâtrales dans une prison, illustre et justifie une réflexion plus large sur le potentiel émancipateur du théâtre.
Au milieu du film, arrive un moment où le coach dit aux détenus : "vous commencez à être honnêtes et vulnérables, vous commencez à être acteurs". Chacun venait alors de confier un souvenir personnel, après un temps de méditation silencieuse.
Or, le moment où le personnage principal Divine G est sans doute le plus juste, le plus "honnête" dans sa pratique théâtrale, serait ce moment où, vers la fin, il pique une colère en pleine répétition. Il met alors un pied en dehors : une révolte, révolte contre le théâtre. "En fait le théâtre ne serait qu'une comédie pour oublier la réalité cruelle de son incarcération. Un pure jeu de dupes."
Précisément, le théâtre lui aura permis d'agir en réaction : en tant qu'il se révèle visiblement artificiel, factice, et en lui rappelant que la vraie vie est ailleurs. Il fallait que Divine G endosse un rôle dans la pièce pour assumer sa colère. Ce mouvement de réaction interne à la comédie du théâtre a pu donner naissance à sa révolte contre la comédie sociale qui rythme sa vie dans la prison.
En tant que le théâtre apparaît clairement non émancipateur, il le devient. En tant qu'on rentre avec honnêteté dans le théâtre (=on s'abandonne), on peut d'autant mieux en sortir (=il nous libère, d'abord de lui-même, et par rebond de ce qui dans la vie s'apparente à un théâtre).
Mouvement sacrificiel du théâtre, dont la vocation est de céder la place au théâtre de la vraie vie (pour ensuite le faire mourir avec lui). Le théâtre nous aiderait à dissiper les brûmes spectaculaires qui nous entourent.
Double mouvement sacrificiel en fait : 1. le théâtre ne saurait fonctionner pour lui-même, il est un chevalier servant de tout ce qui le nie. Et 2. sa vocation terminale serait de mourir (un individu "libéré" n'aurait plus besoin de lui).
Mais revenons sur cette scène. Juste avant la réplique du coach, tous les détenus-acteurs, assis en cercle, sont invités à fermer les yeux pour que chacun puisse se rappeler un souvenir heureux. La caméra passe de l'un à l'autre de ces visages aux yeux fermés. Paupières closes en forme d'écrans inversés, sur lesquelles se projettent des souvenirs auxquels nous n'avons pas accès. Nous voyons des personnes voir ("voir des souvenirs"); nous contemplons non la vision mais l'effet de la vision reproduit sur un visage.
Cette "absence de scène" vaut alors pour autre chose : comme illustration du potentiel singulier du théâtre, dans son sens le plus archaïque. D'abord pour l'acteur, invité à plonger dans son intériorité. Et pour nous: il nous vient que nous ne vibrons pas tant d'un film en tant qu'il est histoire, mais qu'avant tout nous "vibrons de voir une personne vibrer". C'est un flux mimétique qui nous emporte, beaucoup plus que l'histoire elle-même (qui n'est que le moyen par lequel le personnage peut éprouver ; l'histoire n'est que l'étape en amont, non pas l'étape décisive). A ce moment il nous est permis de croire que le cinéma, comme le théâtre, est avant tout affaire d'émotions incarnées, de scènes vécues en tant qu'elles sont vécues. Le déroulé fictionnel de la scène s'efface humblement devant une simple expression de visage (visage animé = mouvement d'entraînement). Là se joue la connexion, le rapport mimétique, le coeur même de notre affection.
Il nous vient aussi que, tout comme les personnages voient sur leurs paupières défiler un théâtre d'ombres - leurs souvenirs vaporeux, les étoiles filantes de leurs jours heureux -, à ce moment-là nous pouvons aussi voir passer des ombres, les reflets souriants de notre passé - un passé filtré, remodelé par le tamis de la mémoire. Les visages des détenus = surfaces miroirs qui nous renvoient à notre propre intériorité, au "potentiel souriant de notre intériorité". En s'absentant comme il le fait, le film, comme le théâtre qu'il met en scène, nous enjoint dans son mouvement de retrait. Comme une proposition polie, une invitation à nous plonger dans notre propre théâtre mémoriel. Et en même temps, un rappel éloquent de ce que le théâtre permet : un pas en arrière, parce que l'on a fait un pas en avant.
... et justement, que voient-ils, ces prisonniers ? Comme ils en témoignent juste après avec un certain bonheur : ils voient d'abord les visages souriants de leurs proches. Ces proches qu'ils on maintenant quittés, mais dont le souvenir lumineux vient les contaminer. Leur état d'esprit de prisonnier se retrouve révolutionné par un "souvenir souriant".
Double mouvement vertueux de la mimesis, donc. 1. Elle peut nous libérer d'affects destructeurs pour nous faire mieux "agripper le monde": voir Divine G et son mouvement de révolte. 2. Elle peut également et au contraire nous encourager dans la voie d'affects positifs : un rapport pacifié à son intériorité, dans laquelle on trouvera les bases souriantes d'un devenir.
A chaque fois le chemin est : Théâtre => retrait en soi (en paix/en révolte) => retour au monde (en acceptation/opposition).
Pour boucler la boucle, il s'agira ensuite de postuler, avec le film, que l'honnêteté envers soi-même conduit mécaniquement à un "plus de joie". Au principe même de l'homme, il y aurait la "joie", cette joie qu'il s'agirait de retrouver au plus profond. Un pas vers le vrai = un supplément de joie? Un énoncé en forme de parti pris, et qui n'a absolument rien d'évident (c'est rien de moins que la grande question de l'histoire de l'humanité...). Mais, là est peut-être la matrice. Là est le soubassement, la charpente inférieure du film, qui justifie en dernier recours la défense du théâtre : son action peut être salutaire - que ce soit dans un sens religieux ou profane.
Ainsi le film produit un discours revendicatif, un militantisme pro-théâtre appuyé, qui recueille dans un même geste l'apport de ses différents âges : du mimétisme aristotélicien du théâtre antique, jusqu'au gestus brechtien (=mise en scène de la prise de conscience), qui semble être son horizon, son devenir-hors-de-lui-même.
Le film multiplie les mises en abyme comme autant d'étages qui se répondent. Ce qui vaut pour un camp de prisonniers peut être traité à l'échelle du contemporain spectacularisé, et le film peut opérer comme le théâtre symbolique de nos vies d'aliénés du capitalisme numérique - société où tout fait écran, paradigme dépressif où le faux des réseaux sociaux dicte sa loi destructrice... à l'opposé complet de la logique du théâtre si on veut : logique en allers-retours vertueux entre la scène et la salle, qui vise justement la mort du faux.
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il y a 6 jours
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