Oublions les deux premiers Daniel Craig qui n'avaient de bondien que le nom, cette épisode-ci marque d'une excellente manière le cinquantième anniversaire de l'espion le plus mythique du cinéma et son ancrage dans le vingt-et-unième siècle.
Après un pré-générique trépidant de rigueur, il se fait presque tuer et trahir par son propre camp (c'est devenu une habitude depuis Meurs un autre jour). Quand il revient du royaume des morts, il doit recommencer tous les tests d'entrée au MI6 pour démontrer qu'il est encore apte à la dure aventure sur le terrain. L'agent 007 traverse donc encore une sévère crise d'identité, mais le film et son scénario se déroule avec une grande maîtrise. Tout le contraire de deux premiers Bonds de Craig, en fin de compte. Ici, l'humour british fait un retour salvateur : Bond est un soûlard qui a bien douillé, mais on va quand même lui faire croire qu'il a bien passé ses tests et qu'il peut reprendre le boulot. Q est de retour, mais c'est un geek adulescent. Il y a certes aussi deux Bonds girls qu'on entrevoit, mais c'est bien la « maman » M qui sera la femme de l'histoire. Bien que l'humour est omniprésent dans le film, au premier degré ou en clins d'œil aux 22 films précédents, il est assez fin et bien dosé pour qu'on prenne le film vraiment au sérieux.
L'idée de mettre un « auteur » comme Sam Mendes aux rênes d'un 007 était donc une vraie bonne idée. Le réalisateur va, sans occulter l'action et intellectualiser outrageusement une franchise qui n'en a pas besoin, soigner ses répliques et allonger ses plans-séquences, les jeux de regards, la communication non verbale. Il porte aussi une attention particulière sur l'ambiance, la lumière. Comme dans un immeuble high-tech de Shanghaï, où deux combattants sont des ombres chinoises derrière une enseigne lumineuse géante aux couleurs psychédéliques. Ou la rencontre avec la pulpeuse Séverine (Bérénice Marlohe) très mise en valeur par un éclairage diffusé par des lampions...
Tout ça ne doit pas faire oublier un scénario — un ancien agent 00 qui veut se venger du MI6 — qui n'est pas un des plus recherchés de la série. Mais qu'importe ? On n'est pas chez Lynch. Et l'agent renégat en question est campé par un Javier Bardem époustouflant. Son entrée en scène en lente approche dans un style très western parfaitement cadré est là pour nous faire découvrir un des méchants les plus inattendus de la franchise bondienne. L'allusion homosexuelle — la première en 50 ans et un sacré moment pour l'agent le plus macho du monde — nous rappelle que Sam Mendes a réalisé American Beauty avec Alan Ball, et tombe à point nommé alors que le mariage pour tous est en passe d'être institutionnalisé en France. Une autre référence à l'actualité des années 2010 est le piratage informatique du MI6, et les déclarations de M durant son procès qui souligne que leurs ennemis ont changé de visages et de moyens, dans les pas de Die Hard 4 : Retour en enfer qui avait fait une actualisation informatique remarquée du film d'action.
Et les changements de décor, au lieu de nous faire passer d'un pays à l'autre façon club med, sont ici toujours l'occasion d'un revirement drastique de scénario, d'une imprégnation du spectateur dans l'environnement du film. La cité fantôme sur l'île ferait penser à un film noir d'anticipation. La poursuite dans le métro londonien rendrait d'aucun agoraphobe. Et la conclusion crépusculaire dans la demeure d'enfance de Bond en Écosse au cœur de l'hiver — le fameux Skyfall du titre — parvient sans peine à communiquer un sentiment de claustrophobie au milieu des grands espaces.
Malgré tout, le personnage le plus fouillé, c'est bien M (Judy Dench) dont on se sépare de façon émouvante dans ce film. La main de velours dans un gant de fer, présente depuis GoldenEye), perd beaucoup de sa superbe en fuite dans la lande écossaise, mais elle en devient aussi beaucoup plus humaine et attendrissante.
Skyfall est non seulement le meilleur Bond depuis longtemps, c'est aussi un des meilleurs films de ces dernières années.