la greffe d'une vidéo porno avec la Belle au bois dormant
A la sortie, comme l'impression d'avoir trop longtemps dormi, les yeux engourdis à tâtons il vous faut avancer, et se réveiller dans un monde qui ne correspond plus à aucune réalité. Loin des êtres et des choses rien ne vous est familier, dans une bulle ou, haut perché, un télescope à l'oeil épiant sans être réellement dedans le monde qui s'offre à vous: vous êtes comme dans un rêve éveillé. Petit à petit tel un poison à diffusion lente, la bulle se forme autour de vous, tout devient duveteux et lointain.
Lucy, étudiante, multiplie les petits boulots pour réussir à nouer les deux bouts, de justesse et jamais complètement: serveuse dans un bar, préposée à la photocopieuse dans des bureaux, cobaye dans un labo. Jusqu'au jour où elle répond à une annonce d'une boîte de call-girl, lui proposant de gagner de l'argent en offrant son corps assoupi à une clientèle vieille, riche et dépressive...Lucy se laisse alors endormir par un puissant narcotique pour abandonner son corps aux bons dires des clients.
Film étrange, qui procure un profond malaise non pas pendant, mais après uniquement, en sortant. Malaise par le contraste de ce corps poupée de porcelaine dont émane pureté et naïveté, et le comportement de l'être, corrompu et malsain jusqu'à la moelle. Contraste entre l'innocence de ce corps d'adolescente, et la maturité des actes de son détenteur. L'impression qu'elle donne de vouloir le salir, en jouer jusqu'à l'abîmer, vouloir l'égratigner, le punir de sa beauté.
Pourquoi a t elle répondu à l'annonce, à cette annonce précisément? Un besoin d'argent certes, sans trop se fatiguer ,effectivement, mais pourquoi n'a t elle pas peur de continuer? De ne pas savoir ce qui lui est fait? Abandonné ainsi son corps, charge si lourde à qui ne voudrait l'abîmer! Ou le besoin de l'oublier justement, de le haïr, de lui faire payer le poids de la condition qui lui est imposée? Mais qu'a t il fait, en quoi en est il responsable ? De ne pouvoir l'utiliser, le donner à la personne qu'elle aime vraiment, un drogué condamné qu'elle ne peut même pas embrasser? Est ce rassurant de se savoir toucher à son insu, d'assouvir les besoins de son corps sans en avoir conscience? Quel intérêt peut il y avoir? Justement de l'utiliser sans être y être affecté, comme une grosse marionnette le laisser se faire manipuler. Ne sommes nous pas tous les marionnettes d'un destin qui nous est finalement imposé? Serait ce alors un moyen d'acquiescer, de dire oui destin je suis manipulée, et je peux le faire moi aussi, de ma propre volonté? (par destin j'attends, le corps et la condition sociale qui nous est donné, à la naissance) Pourtant, le corps ne semble pas rester muet, se souvient et le rappelle à l'être, lui dit tu ne t'en tireras pas comme ça, je serais toujours la pour te le susurrer, tu n'as pas le droit de m'abandonner !
Le besoin de se toucher avant de s'endormir, pour s'assurer que son corps est toujours bien présent, avec elle, de mettre une petite culotte la nuit, comme un rempart à l'étranger, à l'être invisible qui voudrait s'approcher. Elle frémit, son corps lui dit ce qu'il a subit.
Puis, le sursaut d'intuition d'avoir frôlé la mort, qu'une dose de plus et s'en était à jamais fini, la conscience d'avoir abandonné son corps, le pourquoi de l'avoir puni et ne pas supporter de n'avoir jamais su, jamais vu, jamais senti. Le cri de se retrouver, intégralement comme après une trop longue séparation avec un être aimé.
On pourrait croire, que dis je espérer, que la réalité ne serait que le mauvais rêve, le douloureux cauchemar de cette réalité endormie. Peut-être. Il faut cependant se faire à l'idée, que Julia Leigh dépeint ici une jeunesse qui faute de raisons de vivre, cherche des moyens de survivre en acceptant tous les sacrifices possibles, même celui de renier son propre corps.
Un film bouleversant, l'impression d'avoir oublié son corps dans la salle, son âme dans l'histoire, d'avoir perdu son être au plus profond de ses pensées. Pendant la projection on n'aura de cesse de se poser des questions, d'essayer de comprendre, de cerner l'être « Lucy » dans sa globalité. En vain. L'effet lui viendra après, une fois la lumière du jour retrouvée, comme un déclencheur timingué. On pourrait parler d'hypnose collective tellement c'est fort et puissant. Ou d'une divagation inconsciente qui est aussi, paradoxalement, une manière de s'éveiller aux problèmes d'une génération perdue et sans repère.
Déplacer le film dans le cerveau des spectateurs et à les inviter à un voyage intérieur. Une expérience digne de Joris Lacoste et de son « Vrai Spectacle ».