Le Cheval de Turin par Knutcha
2h30 de film noir et blanc, dialogues rarissimes, tourné comme un huit clos avec 3 personnages principaux : un père, sa fille et le cheval.
Le cheval, selon les dires de la voix off, serait celui qu'aurait vu Nietzsche lorsqu'il séjournait à Turin en 1889. Au détour d'une commission, il aurait aperçu un cocher frappant violemment sa bête qui ne voulait plus avancer. Pris d'empathie par la bestialité de ce geste, il se serait élancé au coup du cheval. Une fois ramené chez sa mère, un profond mutisme et une légère démence se seraient emparés de lui, ce, pour les dix dernières années de sa vie. On n'a jamais su ce qu'il advint du cheval, précise la voix off.
L'histoire débute suite à cette anecdote, gros plan sur un fiacre, cocher et cheval déjouant les éléments, surtout le vent, sur fond de musique métronomique répétitive, presque funéraire. Le cheval de Nietzsche se dit on alors.
De celle-ci suivra une série répétitive de séquences décrivant le quotidien d'un père et de sa fille à l'abri enfermés dans leur ferme au milieu d'un désert sibilant tourmenté par la tempête. Lever-petit déjeuner à l'eau-de-vie-sortie au puits-repas de patates-attente devant la fenêtre que quelque chose se passe-attelage du cheval-refus-retour à la maison-coucher.
Le père hémiplégique a des allures de dieux grecs en colère, l'image de Zeus tirant sur le monde des hommes par la foudre de ses éclaires. Sa fille, dévouée et dévote, l'habillant et l'aidant dans toutes ses tâches, est l'image même du renoncement, de soi et de l'humanité. Le cheval, figure annonciatrice de ce climat apocalyptique, est comme une Cassandre dont les présages ne peuvent être cru. Il refusera de se nourrir dès le début. La fille espérant encore dira alors, il finira bien par manger. A la fin, elle s'étonnera à peine de se laisser elle-même mourir de faim.
Le rituel de la patate bouillie, objet central rythmant les journées, servie une fois par jour en robe des champs, énorme et brûlante dans une gamelle de bois défraîchie. A la main, avec sa seule main, le père déchire sa peau, la fracasse en mille morceaux pour l'engloutir avidement, à s'en bruler les doigts et la bouche, d'une cruauté bestiale, augure prophétique du retour au degré le plus primaire de l'humanité: la survie. Filmer de face, d'un côté puis de l'autre, ensemble, ce rituel se répète tous les jours avec un angle neuf, où un nouveau détail se fait voir, évitant ainsi le piétinement de la banalité.
Des plans séquences d'une majestuosité inouïe où chaque image du film mériterait d'être isolée, agrandie, encadrée et exposée. Nihiliste jusqu'à la racine, ambiance claustrophobique d'un huit clos qui tourne en rond, emprisonné dans leur être par une tempête qui n'a de cesse de souffler. Tel Sisyphe remontant son rocher, ils continueront imperturbablement leur danse quotidienne, leur lutte pour la survie, isolés du monde et abandonnés par la nature, nature dont l'indifférence à l'égard de l'homme n'aura jamais été aussi flagrante.
Pour nous préserver d'une fin misérabiliste et nous soustraire d'un pathos pourtant dangereusement proche, le cinéaste prendra la précaution d'arrêter sa création du monde à l'envers au sixième jour, non au septième, nous évitant ainsi l'agonie collective finale, du cheval, du père et de sa fille.
Le cheval restera le personnage le plus marquant et le plus énigmatique du film. Refusant sa pitance dès le premier jour, il donnera le ton à ce qui suivra, ce refus comme révolte à sa condition, suggérant la vanité de toute volonté de puissance, et par là, de toute entreprise humaine. Un puissant écho à Friedrich Nietzsche.
«Toujours et partout, dans le camp terrestre, le même drame, le même décor, sur la même scène étroite [...]. L'univers se répète sans fin et piaffe sur place» très juste est le ton donné à ce film par cette citation d'Auguste Blanqui.