(à lire avec la voix du vieux commandant américain antipathique et bourrin qui sommeille en vous.)
Certains diront que j’ai un souci avec les productions Amblin. Certains diront que j’ai des embrouilles avec Spielberg. Certains diront que j’ai des fadeurs avec les films familiaux, d’autres se plaindront que j’ai des problèmes contre l’Amérique. C’est pour toutes ces raisons que j’ai voulu regarder ce film, et je n’ai guère été déçu ! Presque quinze ans après « Gremlins » (1984), auquel à succédée une période de maturité particulièrement féconde (accentuée notamment par « Panique sur Florida Beach » (1993)), « Small Soldiers » marque définitivement le déclin commercial de Joe Dante. Massacré par la presse américaine — le taxant ironiquement de machine à vendre des jouets —, le film ne décollera jamais au box-office, et est d’ailleurs toujours quelque peu mal-aimé. Chose facilement compréhensible étant donné qu’il s’agit là d’un blockbuster difficilement classable, entre un humour satirique quasi permanent, des placements de produits géants, et des références à gogo aux films des amis, de Roger Corman à « Apocalypse Now » (1979) en tête !
Le plus épatant, pour commencer, ce sont les animations. Première incursion de Joe Dante dans le domaine des effets numériques, « Small Soldiers », vingt-trois années plus tard, ne souffre, quasiment d’aucune faille. Mêlant infographie et effets mécaniques filmés sur plateau, entre animatronique et images de synthèse, cette réponse à « Toy Story » (1995) s’affirme rapidement comme un joyaux d’inventivité et de mise en scène, repoussant les limites du film pour enfant pour distiller en filigrane un discours amplement plus âpre. Le plus satisfaisant, c’est que les scénaristes, Gavin Scott, Adam Rifkin, Ted Elliot et Terry Rossio (vraiment, ils méritent tous d’être cités) ne se contentent pas d’une reprise éculée du message « la guerre, c’est mal ». D’ailleurs, « Small Soldiers » dégage lui-même une impression imminente de déjà-vu, ressemblant parfois à la vitrine d’un « Gremlins 3 », où à une variante de « Toy Story » tout droit sortie des écuries du Nouvel-Hollywood ; et pourtant, si l’on devait lui chercher un bon camarade, on irait plutôt trouver « RoboCop » (1987), ou « Starship Troopers » (1997). À l’instar de Paul Verhoeven, Joe Dante fait démarrer son film par des images télévisuelles, illustrant une publicité pour une géante firme de jouet incorporée dans le Ministère de la Défense étatsuniennes, confectionnant des figurines guerrières munies d’une intelligence artificielle. Par la suite, la télévision ne cessera de revenir : le patron de la firme de jouet sera séduit par le concept des petits soldats seulement en les voyant dans une publicité ; alors que le héros, Alan, dispose quant à lui d’un ordinateur dans sa chambre, avec lequel ses monstrueux jouets-vivants (des Gorgonites !) regardent « Frankenstein » (1931), ou même du catch !
Passons les personnages-façades, les raccourcis du scénario, les acteurs douteusement dirigés, les situations d’apparence grotesques et l’aspect satirique ici autant perceptible que l’invincibilité de Stallone dans « Rambo 3 » (1988). Car « Small Soldiers », c’est surtout un vaste entremêlement entre réalité et images : les super-soldats conçus comme étant les gentils dans la fiction qu’ils se sont faite implanter se révèlent les méchants du récit, et vice-versa. D’ailleurs, les Gorgonites ont pleinement conscience de leur statut de méchants fictifs (« nous, on est là pour mourir à la fin »), et c’est ce pourquoi ils se révèlent finalement dans l’équipe des gentils. Pour pousser encore plus loin cette approche subliminale, les figures des soldats sont littéralement calquées sur les plastiques de Stallone, Schwarzenegger ou Lundgren : mâchoires carrés, muscles disproportionnés, obstination bornée, revue des troupes, calembours, et sens du sacrifice : c’est toute l’iconographie du film d’action guerrier que Joe Dante fait marcher sur les sentiers de l’absurde. Comme dis plus haut, se rencontrent Roger Corman et « Apocalypse Now », mais on reconnaît aussi « Terminator » (1984) lorsqu’une des figurines se fait ôter son masque, « Platoon » (1986) lorsqu’un soldat meurt en imitant la pose de Willem Dafoe, mais aussi « Frankenhooker » (1990) avec la scène des poupées. Bref, « Small Soldiers », via ses détournements, parvient à fait glisser les conventions hollywoodiennes jusque dans leurs retranchements les plus improbables, s’appuyant volontiers sur une logique volontairement pathétique. Par exemple, lorsque la maison d’Allan est prise d’assaut par les petits soldats, sa mère utilise une raquette des tennis pour renvoyer les projectiles des soldats à leurs points de départ : rapidement, elle y prend du plaisir, elle s’amuse tandis que le jardin brule ! Ce n’est plus là un simple jeu de guerre, mais c’est une guerre ludique, un conflit détourné, « there will be no mercy !»
C’est au travers des antagonistes des super-soldats, les Gorgonites, des créatures fantasques issues du monde Gorgon, que les scénaristes orientent le film vers une direction plus large. Comme dit plus haut, dans la chambre d’Allan, ils se réunissent et regardent « Frankenstein » (pour ne pas dire leur reflet) et des matchs de catch en s’exclamant « It looks so real ! », comme s’ils étaient une incarnation de l’innocence, de l’errance dans un monde fait d’avertissements. Au contact de ses monstrueux jouets-vivants, rendant là un vif hommage à l’aspect poétique des films de la Hammer et aux Universal Monsters, Allan questionne ses vues sur le monde : « qu’y a-t-il derrière ta fenêtre ? » lui demandent les Gorgonites. Ce à quoi Allan répond banalement : « d’abord, le voisinage, puis le centre-commercial, puis l’autoroute, puis des champs, ensuite je ne sais pas. » De ce monde que le jeune homme ignore, les Gorgonites concluent immédiatement qu’il s’agit de leur Gorgon , comme s’ils se mettaient soudainement à croire au vent, à l’invisible, à leur identité.
Partant comme un véritable fast-food-movie édulcoré, « Small Soldiers » devient donc, au fur et à mesure d’un développement solide descendant judicieusement dans l’abîme du cinéma américain, un objet plus bizarre, peut-être le mieux inclassable de Joe Dante. Satire trépidante suivie d’une délicate ode à l’inconnu, machine de guerre d’effets spéciaux dans laquelle se confinent les obsessions et la maitrise d’un Oscar Wilde du drive-in, réalisant là non seulement l’œuvre qui marquera son déclin, mais aussi sans doute son film le plus passionnant, autopsiant l’importance absurde que l’Amérique donne à l’image, quitte à perdre de vue l’atrocité des guerres. Car entre la guerre des jouets à celle des humains, il n’existe qu’une différence d’échelle ; filon de Joe Dante exploite brillamment, assumant pleinement mentir vingt-quatre fois par secondes, témoignant, en tant que réalisateur, de la responsabilité morale d’être un homme d’images. Car tout pouvoir a ses conséquences, prenez garde !