Eddie,célèbre cinéaste new-yorkais,tourne son nouveau film à Los Angeles.Obsessionnel et manipulateur,il va pousser ses acteurs à bout afin d'en obtenir ce qu'il veut.Quand Abel Ferrara nous refait "La nuit américaine" en version hard,tout en se prenant pour Bergman,le ratage est inévitable.L'italo-américain est très bon dans le cinéma de genre,le polar urbain notamment,mais l'introspection n'est visiblement pas son domaine de prédilection.Car "Snake eyes" est de toute évidence son film le plus personnel.Non seulement Eddie lui ressemble étrangement,mais il se projette aussi dans les deux personnages du film dans le film.Il s'agit d'un couple en crise qui passe son temps à s'engueuler.Madame a rencontré Dieu et veut se ranger,tandis que Monsieur préfèrerait continuer leur vie habituelle faite d'alcool,de drogue et de partouzes.On retrouve ici précisément la ligne de partage qui divise la personnalité de Ferrara,déchirée entre son catholicisme fervent et les coutumes dépravées du showbiz auquel il appartient.C'est le blues de l'homme moderne tiraillé entre mauvais instincts et envie de bien se conduire,entre sauvagerie originelle et vernis civilisationnel,entre cerveau reptilien et néocortex,entre Dieu et le Diable en somme.C'est une thématique intéressante,que le réalisateur reprendra dans "Bad lieutenant",mais faudrait encore que c'est bien mené,comme diraient Philippe Chevallier ou cet as de la syntaxe qu'est Nicolas Sarkozy.Et là,c'est pas bien mené du tout.Le film n'est qu'un fatras de scènes aussi creuses que prétentieuses,dominé par l'hystérie et le nombrilisme.Ferrara est partout et il en fait trop.Il réalise "Snake eyes",il est Eddie,il est James Russo,il est Madonna,il est leurs personnages,il envahit la pellicule et nous crie:regardez la vie de stupre que je mène,regardez quel salaud je suis,regardez comme je martyrise mes acteurs,mais surtout regardez comme j'en souffre,moi le chrétien torturé,à la fois ange et démon".Cet exercice d'auto-flagellation complaisant est en outre horriblement mal branlé.Le cinéaste s'est entouré de ses collaborateurs habituels,le scénariste Nicholas St.John,le chef-op Ken Kelsch,le décorateur Alex Tavoularis,le musicien Joe Delia,et les a entraînés avec lui au fond du trou,car tout le monde s'est royalement loupé.La photo est sombre et dégueulasse,mais c'est probablement fait exprès afin de renforcer le look documentaire du film.Les décors sont ordinaires et de toute façon perdus dans la pénombre.La musique,euh...ah bon,y'a une musique?Quant au scénario,farci de dialogues pseudo intellectuels et faussement profonds,destinés à mettre en relief les affres de la création,il ne fait qu'étaler en longueur les états d'âme d'une bande d'artistes blindés mais bien malheureux et qui voyez-vous n'ont pas un métier facile.Car le pire est qu'on voudrait finalement nous faire plaindre les personnages.Si encore Ferrara se moquait de ce milieu frelaté de débiles névrosés,imbibés,camés, tout juste bons à débiter des phrases aussi vides de sens qu'elles se veulent profondes.On pourrait d'ailleurs voir le film comme ça,sous l'angle du second degré ironique,mais malheureusement non,ça se prend très au sérieux.Disons que le cinéaste dénonce l'incurie hollywoodienne malgré lui.James Russo ,en acteur picoleur borderline,et Madonna,en star à la cuisse légère,sont fabuleux,mais jouent-ils vraiment?L'effet-miroir fonctionne à plein régime et on peut se demander jusqu'à quel point St.John s'est inspiré de la réalité.Le reste de la distribution est beaucoup moins brillant,particulièrement un Harvey Keitel à longue tignasse,peu inspiré en clone de Ferrara,et l'inexistante Nancy Ferrara,épouse du réalisateur.Les autres n'apparaissent que brièvement,à l'instar de Victor Argo,Glenn Plummer ou Richard Belzer,un des flics de "New York,police judiciaire".Certains d'entre eux ont tourné à d'autres occasions pour Ferrara.Keitel sera le héros de "Bad lieutenant",Russo était dans "China girl",Argo et Nancy Ferrara sont des habitués de la maison.Il ne faut pas rater le générique de fin,bercé par le très cool "Blue moon" interprété par le génial Bob Dylan.Ferrara n'hésite par ailleurs pas à illustrer le jusqu'au-boutisme en matière de mise en scène par le biais d'un extrait d'une interview de Werner Herzog sur le tournage de "Fitzcarraldo",comparaison assez osée dans la mesure où Abel,prénom biblique s'il en est,n'est pas allé,lui,travailler dans la jungle,à moins qu'il ne considère L.A. comme étant aussi riche de dangers.