Après Le dernier rempart et Stoker plus tôt dans l’année, Bong Joon-ho est le troisième réalisateur coréen majeur à venir tâter du système hollywoodien. Une opération risquée dont leurs confrères hongkongais avaient pu faire les frais dans les années 90, dont il n’est resté dans les mémoires guère que le jouissif Volte/Face de John Woo. Qu’en est-il pour le réalisateur de Memories of Murder et The Host ?
Il est intéressant de constater que sur ce projet, contrairement au Dernier rempart, nous n’avons pas affaire à une simple commande disposant d’un script moyen sur lequel on appose un réalisateur étranger. Ce Snowpiercer est réellement une œuvre internationale et multiculturelle, entre le fait qu’il soit adapté d’une bande-dessinée française (vous pouvez bomber le torse), réalisé par un coréen et joué par un casting hétérogène, du très britannique John Hurt au coréen Song Kang-ho en passant par l’ex-Captain America Chris Evans. Une caractéristique intéressante du film qui est de plus totalement cohérente avec son point de départ, à savoir un train faisant office d’Arche de Noé dans un monde post-apocalyptique dévasté par une période glaciaire.
Partant de là, il n’existe pas des tonnes de possibilités pour passer deux heures de films en huis clos et rester passionnant. C’est un Chris Evans barbu que nous suivrons, prisonnier de la queue du train comme tous les plus démunis, mais qui a bien l’intention de ne pas y passer sa vie. Si la première demi-heure peut paraître longue et peu mouvementée au sein de ces derniers wagons, elle a le mérite de faire lentement monter la pression, ressentir l’attente interminable de ces opprimés qui ont soif de révolte et de détailler l’air de rien le fonctionnement et la hiérarchie du train. Avec son leader sanctifié et inatteignable à la locomotive et ses règles ultra strictes, le schéma de la lutte des classes peut paraître vu et revu, on pensera dans différents domaines à Metropolis, Soleil Vert, 1984 ou encore Bioshock.
Mais ce qui va se révéler passionnant dans ce film, c’est plus d’observer la progression du groupe à travers les wagons et les surprises qu’ils réservent que de chercher à dénoncer vainement les riches ou les puissants. Chaque mètre gagné n’est qu’une fuite en avant alimentée par la rage qu’ils ressentent, une tentative désespérée d’échapper à leur condition initiale. Les derniers wagons sont livrés à eux-mêmes, nourris à base de blocs de gelée noire répugnante, se voient tabassés par les gardes au moindre mot de travers et leurs enfants sont régulièrement « sélectionnés » pour des soins ou un accès à l’école.
Curtis est pourtant prévenu que personne n’est arrivé bien loin dans le train en 17 ans, que les révoltes qui ont parsemé l’histoire du train se sont finies tragiquement pour les derniers wagons, il ne reste pas moins obsédé par cette volonté d’arriver à la tête et de confronter Wilford, le fameux grand responsable. C’est par touches successives que le scénario et les pistes de réflexion, qui pouvaient sembler initialement limités, vont s’épaissir. Curtis ne souhaite pas devenir responsable en cas de succès, donc n’est-il pas poussé que par la vengeance et l’injustice qu’il a subie ? Comme la plupart des révoltes de notre monde, elle est motivée par la colère mais les morts qu’elle va causer sont-elles un mal nécessaire ou un simple carnage, qui ne sera pas plus défendable que ceux de l’autorité en place ?
Le film n’apporte pas de réponse simple, en évitant le cliché insupportable des gentils pauvres face aux méchants riches. Les défauts et les actes indéfendables sont présents des deux côtés, et chacun a ses raisons, rationnelles ou non, d’agir comme il le fait. Cette absence de jugement rend indéniablement le film bien plus complexe, et il est difficile de ne pas se demander ce que nous aurions fait à la place de Wilford. Il est évident que sans leader craint et respecté, la population du train se serait entredéchirée. En mêlant toutes les classes et origines sociales, sans autorité intraitable, les conflits auraient rapidement éclaté, la nourriture n’aurait jamais été repartie équitablement ni cultivée et préservée de façon durable. En bref, il n’existe pas de solution miracle et équitable. Je ne vais pas non plus vous raconter le film, il réserve quelques surprises bien senties qu’il serait dommage de dévoiler.
Sans avoir lu la fameuse bande-dessinée, j’imagine que le film lui doit beaucoup, mais il ne manque pas de qualités en dehors du scénario. Tout d’abord ce casting très divers et convainquant, auquel le réalisateur a réussi à intégrer parfaitement un Song Kang-ho ne parlant pas anglais. L’occasion rêvée de confronter des cultures et des approches, sans tomber dans la caricature et en glissant un humour un peu absurde comme on en trouvait dans ses précédents films (je ne suis pas sûr d’avoir compris le coup du poisson, mais j’apprécie quand même). J’avais déjà de la sympathie pour Chris Evans également, et sans être le rôle d’une vie, ce film me convainc qu’il est capable de jouer des rôles un peu plus complexes que ceux qu’il avait eus jusque-là.
Les décors sont un autre gros point fort, qu’ils soient numériques pour l’extérieur ou construits pour l’intérieur, on croit à cette fin du monde et à ce train du début à la fin. Chaque nouveau wagon bénéficie d’un soin incroyable, tout en restant cohérent avec les nécessités de survie et le peu d’espace disponible. Il fallait une grande intelligence à ce niveau pour éviter le syndrome « jeu vidéo » qu’ont certains films récents, où l’évolution par paliers/étages/niveaux est bien trop visible et finit par lasser le spectateur. Ici, l’intérêt est sans cesse renouvelé, les surprises et les rebondissements sont nombreux mais logiques et justifiés, une fois la révolte en marche impossible de s’ennuyer.
Si la fin a pu être décriée par certains, je la trouve au contraire très belle et cohérente (encore une fois) avec le reste du film. On évite l’émotion facile et on donne à réfléchir, c’est juste ce qu’il fallait. Après Alfonso Cuarón et en attendant Ridley Scott et Martin Scorsese, on peut dire que le blockbuster intelligent a décidément le vent en poupe en cette fin d’année, et on ne s’en plaindra pas !