Un mot. Il existe un mot qui résume à lui seul le nouveau film de Bong Joon-ho, c’est déconcertant (foutraque à la rigueur). Déconcertant dans sa genèse qui, à l’instar du brillant Stoker de Park Chan-wook, a tout du mirage cinématographique, du projet invraisemblable et plus dingue encore : adaptation d’une bande dessinée culte (et française) des années 80, première incursion à tendance "science-fictionnesque" pour le prodige coréen, production chaotique, casting et capitaux internationaux (américains en grande partie). Déconcertant aussi dans son aboutissement formel et scénaristique, sorte d’objet inclassable se jouant des modes, des attentes et des pronostics.
Si le début peine beaucoup à convaincre (au moins jusqu’à l’entrée en scène de Song Kang-ho, éternel acolyte du réalisateur depuis Memories of murder), le final lui n’en finit plus de finir (trop de bavardages, trop d’explications, trop de volontés…) ; au centre, un film fou et furieux, voire fou furieux. Un cortège de scènes magnifiques fonctionnant avant tout sur une part d’inconnu, comme un "jeu" où il y aurait des niveaux à franchir (chaque wagon réserve ainsi, pour les protagonistes comme pour le spectateur, son lot de surprises et de découvertes). Plus les insurgés parviennent à avancer en tête de train, et plus le film largue les amarres du simple envisageable, transformant une trajectoire en ligne droite (mais finalement en courbe, le transperceneige traçant un éternel chemin autour de la Terre) en parcours initiatique, en inlassable condition humaine (aller à la rencontre de "son créateur", avancer coûte que coûte…).
Alors oui, les enjeux du récit n’ont rien d’originaux parce qu’on a déjà vu ça des centaines et des centaines de fois, ce reste d’humanité post-apocalypse, cette plèbe futuriste reléguée au fond ou en bas, et les riches toujours aux plus belles places, tout là-haut (de Metropolis à Elysium dernièrement…), et ce soulèvement aussi, cette rébellion légitime qui cherche à briser les injustices et les inégalités. Pouvoir survivre, mais vivre d’abord avec dignité. Au cœur de cette arche mécanique où l’Homme retrouve inévitablement sa nature première et ses vieux démons (avilissement, endoctrinement, répression et exploitation de l’autre…), la lutte des classes outrepasse celle pour son destin.
Mais Bong Joon-ho ne sacrifie jamais son style si caractéristique (mélange des genres et des effets, sens du rythme, virtuosité des cadres) au classique de l’intrigue. Et derrière un humour qui tranche (principalement dans la caractérisation de certains personnages, ceux de Mason et de Namgoong en particulier), le film est plus sombre et plus tragique qu’il en a l’air (la révolte se fait dans la mort et dans le sang), [Spoiler] et l’espoir au bout est réduit en miettes, pulvérisé dans les flammes, perdu dans l’immensité glacée où deux enfants, recouverts de peaux de bêtes, avancent sans savoir vers quoi, seuls face aux montagnes blanches et menaçantes.
Entre décors fabuleux (l’aquarium, la boîte de nuit, la "Machine"…) et excellence de la mise en scène (la bataille avec les gardes armés de haches et de couteaux, la lutte bestiale dans le sauna…) parvenant à se jouer de l’espace restreint, immobile mais toujours en mouvement, Le transperceneige propose un voyage archaïque et foisonnant tant qu’il ne cherche pas à entièrement "justifier" ses intentions (ce que fait la fin, malheureusement). Le vrai point noir du film, c’est Chris Evans, dont la molle interprétation vient gâcher l’ampleur de la chose (en plus de souffrir de la comparaison avec ses illustres partenaires : Tilda Swinton, John Hurt, Song Kang-ho, Ko Ah-sung…), notamment lors de l’aveu final où son inexpressivité en limite toute la terrible et symbolique portée. Pas grave (enfin pas complètement grave) : il y a ici assez de brio et d’enchantements pour satisfaire nos frénésies cinématographiques, et confirmer aussi l’incessante majesté créatrice de Bong Joon-ho.
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