Snowpiercer - Le Transperceneige par Anonymus
Si ce n'était une comparaison totalement galvaudée, on pourrait dire qu'il en va d'un film comme d'un soufflé au fromage ; on concocte la pâte avec délectation, on la verse dans un moule adapté, on l'installe dans un four à température adéquate et on l'observe amoureusement monter avec la grâce du champignon atomique. Hélas, parfois, le soufflé retombe et les toutes les larmes de notre corps ne suffisent pas à éteindre le brasier de cette peine ardente infligée à notre âme meurtrie.
"Snowpiercer", c'est pareil : on commence par un début vraiment intéressant, une problématique politique particulièrement bien amenée malgré un prétexte convenu qui n'a en définitive aucune importance, une pâte philosophique bien pétrie et bien mélangée, faite de questions tout à fait pertinentes pour la lecture du monde moderne ; qu'est-ce qui différencie, finalement, les passagers de la tête du train et ceux de la queue ? La hiérarchie sociale qui perdure dans ce monde qui n'est plus que l'ombre de l'ancien n'est-elle pas, en définitive, tout à fait factice, faisant voler en éclats la mythologique méritocratie à laquelle beaucoup aujourd'hui prêtent encore foi, qui veut que les riches méritent vraiment de l'être car ils travaillent plus et mieux que les autres ou sont même d'une essence supérieure ? L'injustice flagrante dont sont victimes les gueux du fond, vêtus de haillons et mangeant d'horribles pavés rappelant ceux de "Soylent Green" et ne servant en définitive qu'aux bons plaisirs des nantis, peut-elle faire autre chose que retourner le cœur un peu généreux ? Si l'Humanité ne se réduit plus, comme c'est le postulat de ce film, qu'à quelques dizaines d'individus, pourquoi donc faut-il qu'une hiérarchie perdure alors que l'entraide et la coopération seraient, en définitive, bien plus profitable à tout le monde ? Voilà tout ce qui passe par la tête tandis que Tilda Swinton, incarnant comme bien souvent le personnage le plus intéressant du film, débite ses discours glaçants sur la place juste que chacun doit tenir pour éviter le chaos, ceux du fond, au fond, et ceux de l'avant, à l'avant.
Hélas, cette évocation très réussie de grandes questions très actuelles, que j'aurais personnellement adorée voir dénouée par la révolte concertée et vengeresse de tous les méprisés, de tous les laissés pour compte, unis dans le même élan sanglant contre les normes abjectes venues d'un autre temps et imposées par des décideurs au pouvoir arbitraire et fragile, révolte rejointe petit à petit par une foule enthousiaste au fur et à mesure de leur progression dans le train, par les soldats, d'abord, qui pouvaient à tout moment questionner la légitimité du pouvoir qui leur donne des ordres, par certains passagers de première classe, ensuite, ayant conscience de l'ignominie de leur position et voulant faire amande honorable, par les techniciens et les ingénieurs de bord, enfin, mettant leur intelligence au service d'un monde plus juste, cette évocation très réussie, donc, est sabotée dès le premier tiers du film par l'émergence d'une figure héroïque insupportable et mise en valeur par des procédés totalement ridicules essayant de compenser son absence totale de charisme, figure de l'homme providentiel viril et paternel, meneur malgré lui, courageux, sensible sans évidemment donner dans la tarlouze, homme autour duquel se cristallise l'intrigue entière au moment où, accompagné de quelques seconds rôles au potentiel prometteur mais horriblement mal exploité, il décide de laisser derrière lui les troupes qui viennent pourtant de se battre et de mourir en suivant ses plans et de partir presque seul vers l'avant du train où réside l'homme qu'il hait personnellement depuis tout le temps qu'il est à bord.
Au final, la lutte d'un groupe (osons le mot : d'une classe) contre ses oppresseurs parfois inconscients de l'être se transforme en combat entre deux individualités mégalomanes, deux archétypes d'ego surdimensionné qui pourraient tout compte fait, comme l'interminable monologue final le suggère d'ailleurs, être interchangeables. D'idéal politique et social, il n'est point, dans ce monde où tout est parfaitement calculé et mesuré au profit exclusif des mêmes, toujours. Et s'il existe une troisième voie, qui tombe comme un cheveux sur la soupe, celle du "retour à la nature", sorte d'anarchisme niais et inconscient, il s'avère qu'elle est finalement bien plus stupide et dangereuse que les deux autres puisque, comme tout le monde l'aura compris, nos survivants finaux serviront à n'en point douter de nourriture délectable au gros ours polaire qui n'est pas vraiment, contrairement à ce que sa physionomie débonnaire pourrait laisser croire, une gentille peluche philanthrope.
En définitive, ce qui aurait pu être un film politique d'une certaine portée n'est qu'un ridicule blockbuster post-apocalyptique de plus, mêlant des histoires éculées de cannibalisme, de mythologie à deux francs et "d'Élu" prédestiné par ses capacités hors du commun à refonder la tyrannie sur les ruines de la tyrannie. À aucun moment, même au sein des groupes déjà formés et aux intérêts liés, il n'est question de vote, de tirage au sort, de débat, qui sont pourtant les fondations mêmes d'une humanité éclairée et adulte, bien plus que le maniement de la machette ou de la kalachnikov. Dénué de tout idéal, avortant progressivement de tous ses potentiels à chaque fois qu'un personnage secondaire est tué, utilisant des procédés cinématographiques grotesques dignes des plus odieux navets (par exemple le méchant qui en fait n'est pas mort, ho ho), le soufflé du "Transperceneige" retombe comme une vieille galette au goût banal, une dégoûtante pâte liquide immangeable dont la place est à la poubelle, sans aucun doute.