Les quelques premiers plans de Sogobi sont bardés de merveilles, mais ce sont des merveilles immobiles.
Des arbres, des lacs gelés, des horizons sublimes, le doux bruit d'un oiseau et de celui de l'eau. Au loin, un temple de ruines, dévasté, splendide, respirant dans la douce pulsation de la nature qui enfle. Avant la vingtième minute, il n'y aura rien pour briser l'enchaînement basique de ces merveilles. Plans fixes soufflants de beautés, celles qui nous entourent chaque jour, et dont il faut que James Benning les filme durant de longues minutes pour que notre regard ne soit enfin qu'à elles. L'histoire de Sogobi, c'est celle-ci : celle du détournement d'un regard, d'un hélicoptère qui avance et perturbe le plan, nos yeux quittant le petit lac qui resplendissait pour se fixer sur lui. Celle d'une présence qui apparait, une présence humaine, troublante, brisant la contemplation, récit déchirant de la conquête du plan. Du vent, que Benning ne cessera de filmer ces vingt premières minutes, il naîtra des hommes. On ne verra aucun visage, dans Sogobi, plutôt ce qui sort des mains accompagnant ces visages. Ce qui intéresse Benning, ce n'est pas l'humain à proprement parler, mais ce que construit l'humain, et comment il le place, comment il le fait advenir dans l'environnement qu'il filme. Son constat est sans appel : tout ceci est dépourvu de beauté, de grâce, d'infini. L'homme construit et il détruit. Il détruit la pureté d'un monde, va contre le chemin de l'eau et du vent. Entre dans le plan pour en ressortir, et se vanter idiotement de son passage. L'homme n'est plus qu'une intrusion. L'hélicoptère paraît à l'image, puis s'en va, son bruit s'atténue. Les voitures qui roulent devant la splendeur d'une colline sont comme l'hélicoptère avant elles : elles quitteront le plan, toutes. Ce qui est naît des mains de l'homme traverse l'image, perturbe sa construction, entachent sa beauté, et s'en va.
Alors quel est le sens de tout cela ? L'homme bouge, se débat pour investir le champs (de la caméra et de notre vision), et puis, baissant la tête, le quitte sans un mot. Mais il a gagné : notre regard, petit à petit, est entier offert à lui. La pure contemplation ne suffit plus, il nous faut du bruit, métallique, insistant. Il nous faut une présence qui est sortie de nos doigts.
Derrière deux poteaux de bois, deux segments noirs sur l'écran, l'horizon se déploie mais ne peut plus triompher, immobile, infinie, devenue à nos yeux plus dérisoire encore que ces deux poteaux arrogants venus exhiber leur présence. Comme deux petits bonhommes perchés, restant dans le plan dans le but qu'on les voit, et puis qu'on les regarde, rien d'autre. Se poser, sans gêne, devant d'inestimables merveilles : vaste horizon devenu triste décor.
Sogobi est l'histoire d'une lutte perdue, et d'un homme, James Benning, soudain venu rappeler la beauté du vaincu.