Un psychiatre blessé, un appel à l’aide, un voyage vers l’inconnu. Tout commence sur Terre, dans une cuisine où une lame maladroite ouvre la chair. Une image banale, presque triviale, mais déjà Solaris murmure : la blessure ne se refermera pas, elle se propagera dans l’âme. Lorsque Kelvin répond à l’appel de son ami mort, lorsqu’il accepte de monter à bord de Prométhée, il embarque dans une quête qui n’est ni scientifique ni rationnelle. Ce n’est pas l’univers qu’il explore, mais ses propres abîmes, ses souvenirs, son deuil et sa culpabilité, projetés, recomposés, amplifiés par l’étrangeté hypnotique de Solaris. Le film est une économie de gestes, de mots et d’espaces. Une cuisine, une chambre, une station spatiale aux couloirs rétrécis comme si l’infini devait plier sous le poids d’un minimalisme imposé. Le voyage interstellaire s’efface derrière des lumières rouges et des cliquetis mécaniques, un lointain écho au 2001 de Kubrick. Pourtant, là où le Discovery cherchait Jupiter et l’avenir de l’humanité, Prométhée scrute l’intime. Solaris ne regarde pas en avant : il contemple en dedans, et ce qu’il y trouve, ce sont les ruines d’un amour défait, la trace de ce que Kelvin refuse de laisser mourir. Le minimalisme de Soderbergh n’est pas simplement une économie de moyens, mais un acte de résistance à l’illusion picturale qui a toujours dominé le cinéma populaire. Là où l’iconographie du blockbuster se nourrit d’un foisonnement sans fin, d’un vertige visuel où l'image est saturée d’informations, le cinéaste choisit la sobriété, l’essentiel. Il oppose la simplicité absolue à la débauche de sensations, le calme d’une image épurée à l’agitation d’un monde numérique en perpétuelle accélération. Le digital amplifie cette démarche, accentuant la séparation entre l’illusion et la réalité. Dans cet univers où tout est à la fois répétition et projection, le film ne cherche plus à offrir une illusion de vie, mais à en retirer les excès pour révéler une vérité plus intime, plus crue. L’image devient alors un objet dénudé, une figuration qui se délite, à la frontière de l’abstraction et la narration elle-même se fait spectrale, entre éclat et décomposition. Soderbergh, en cinéaste alchimiste, réduit la science-fiction à son essence : la confrontation de l’humain à l’inconnu, mais un inconnu qui le reflète. Solaris n’est pas une planète, c’est une mémoire liquide, un rêve conscient. Quand Rheya apparaît dans la lumière froide de la station, elle n’est ni un spectre, ni une simple copie : elle est une réminiscence incarnée, recomposée par la culpabilité, nourrie des fragments d’un passé désordonné. À chaque regard, à chaque geste, elle interroge Kelvin : qu’est-ce que l’amour quand il ne repose que sur la mémoire ? Et peut-on vraiment aimer une image recomposée ? La mise en scène épouse cette logique d’effacement et de reconstruction. Les plans alternent entre l’intime des souvenirs – une lumière chaude, une étreinte dans un train, des éclats de rire dans une chambre – et la froideur clinique de Prométhée. Les souvenirs de Kelvin, comme les reflets dans une eau trouble, se distordent, se transforment. La station, vide et oppressante, devient un espace mental où chaque pièce contient l’empreinte d’un doute, d’une angoisse, d’un secret. Cliff Martinez joue une partition faite de pulsations et de nappes hypnotiques, un battement électronique en variation, qui semble provenir à la fois de Solaris et du cœur de Kelvin. Elle absorbe les silences, elle amplifie les respirations et enveloppe le film. Dans cette abstraction élégiaque, Solaris réunit et divise. L’amour devient une guerre silencieuse : Kelvin veut retenir Rheya, mais la nouvelle Rheya, consciente de sa nature illusoire, refuse cette existence artificielle. Elle se donne la mort, encore et encore, mais Solaris la régénère. Le film, comme la planète, ne répond pas aux questions : il les démultiplie. L’influence de Tarkovski est là, bien sûr, dans les empreintes mythologiques : Kelvin est un Orphée moderne, condamné à contempler une Eurydice qu’il ne peut toucher sans la perdre. Mais Soderbergh dépasse le cadre du mythe : Solaris interroge l’illusion elle-même, l’idée même que la mémoire puisse être une vérité. La tragédie du film est là : dans l’incapacité à démêler l’artificiel du réel, l’amour de l’obsession. Mais Solaris ne condamne pas. Là où les scientifiques paniquent, où Gordon détruit, Kelvin accepte enfin. Accepte de ne plus chercher, de ne plus répondre, d’être absorbé par la planète, comme une goutte d’eau retrouvant l’océan. Sur Terre, un clone s’éveille, Rheya l’attend peut-être, mais ce n’est plus lui : ce lui-là, l’original, a rejoint le monde des reflets. Solaris est un poème, et, avec ce patron conceptuel, Soderbergh ne se contente pas de redéfinir la science-fiction, il déconstruit également l’illusion narrative du genre. Solaris ne cherche pas à résoudre des mystères, mais à décrire l’intime, à plonger dans l’inconscient et la mémoire. En opposition à l’immensité glacée de 2001, à la noirceur dystopique de Blade Runner et à l’épure de Gattaca, il inscrit son film dans une lignée qui rejette les réponses définitives. La planète ne communique pas : elle absorbe, elle reflète, elle mime. Et ce qu’elle révèle, c’est toujours l’être humain dans ses contradictions, ses désirs et ses deuils.