Comme le dit Snaut dans cette intense scène anniversaire, Solaris n’est pas un nouveau monde en cours d’exploration, mais un miroir en cours de contemplation. Un miroir sur l’humanité. Le miroir de l’homme.
De ce que j’ai pour l’instant vu de sa filmographie (Le Miroir, L’enfance d’Ivan, Andreï Roublev et Solaris), le miroir parait être un thème particulièrement cher à A.Tarkovski, notamment l’imaginaire auquel il renvoie et son symbolisme psychique.
En regroupant toutes les thématiques que l’on peut imaginer abordées dans ce film, la principale me parait être celle de la réalité et plus particulièrement l’idée que se font les hommes de leur réalité. Réalité subjective ou objective, existe-t-il une différence, universelle ou personnelle ?
Partons du principe simple que Solaris évoque au conscient les constructions de l’inconscient, qu’elle (sans lui attribuer de genre mais ne voulant pas aborder ce point j’utilise le pronom attribué aux planètes) matérialise les désirs, enfouis ou non, avoués ou non.
Prenons une scène ayant marqué une grande partie des spectateurs, la dernière. Notre Terre, notre repère dans l’univers, notre monde, entité immuable dans l’éther mystérieusement impalpable, ne serait-elle au final qu’une projection de notre imaginaire, de notre inconscient, de nos désirs ou simplement de notre conditionnement culturel ? En prenant la Terre comme extension de notre réalité objective, la question a le mérite de se poser (d’autant plus après les apparitions d’îlots sur l’Océan faisant suite à l’introduction de Solaris dans la psyché de Kris via son encéphalogramme) : est-ce une construction de notre esprit, personnelle ou suggérée ? Notre monde existe-t-il hors de notre esprit ?
À la manière des sensations d’Hari qui, à force de réflexion, de réincarnation et d’expérience, deviennent émotions, deviennent constructions humaines tout en restant artificielles, notre perception de la réalité pourrait s’appauvrir et s’artificialiser [sous ses différents sens : produit par le travail de l’homme et non par la nature / factice / non essentiel à la vie / non conforme à la réalité / remplace la nature] à mesure de notre observation, de notre intellectualisation et à mesure de notre éducation (la thématique du prisme pouvant être associée à l’omniprésence de l’eau). On arrive vite sur les déclarations et interprétations concernant la science (ou plutôt le surinvestissement de la science), déshumanisante et artificialisante.
Alors si l’humanité s’artificialise et l’artifice s’humanise, qu’est-ce qui empêche Kris d’aimer sa femme ressuscitée, la copie de sa femme ressuscitée ou même la construction psychique de sa femme ressuscitée ? Qu’est-ce qui l’empêche d’aimer un artifice qui, à défaut d’être parfaitement réel, est, si ce n’est plus, au moins aussi véridique que sa propre perception de la réalité ? Qu’importe les raisons de cet amour, qu’importe l’expression et la perception de cet amour, il a au moins le mérite d’être vrai, qu’il soit construction ou sensation, entre entités réelles ou artificielles (Hari : « It doesn't matter why man loves. It's different for everyone »).
Kris Kelvin : « See, I love you. But love is a feeling we can experience but never explain. One can explain the concept. You love that which you can lose: Yourself, a woman, a homeland. Until today, love was simply unattainable to mankind, to the earth. Maybe we are here to experience people as a reason for love. »
Peut-être Solaris est-il (parité des pronoms) alors un film SF traitant d’une époque où l’humanité, arrivée à un état de connaissance scientifique particulièrement avancé, se verra confrontée à son salut, à un miroir céleste (divin ou astral) se présentant à elle pour lui rappeler ce qui fait d’elle l’humanité, ce qui rend ses individus humains, pour lui rappeler que rien n’est plus réel que l’amour. Ou peut-être traite-t-il du rôle de la science, de l’importance et de la légitimité qu’on lui accorde, pour nous rappeler que derrière l’illusion du savoir infini nous ne comprenons qu’une infime partie de ce cosmos (R.I.P. Socrate) et qu’il nous serait bien plus profitable de le vivre sans le questionner, tout comme l’amour. Peut-être ce film évoque-t-il la futilité de notre quête du sens de la vie humaine, peut-être 42 n’était-il qu’un bug, peut-être n’est-ce rien de plus que l’amour ?
Je ne suis pas friand des critiques de douze pages (surtout pour ma première) ni assez orgueilleux pour analyser chaque scène à la lumière de mon interprétation mais il reste certaines scènes et dialogues dignes d'intérêt non évoqués (et bien d'autres) : la folie ou la prise de conscience de vivre dans un monde différent par Guibarian / le discours de l’écuyer Sancho « mais j’entends fort bien que, tant que je dors, je n’ai ni crainte, ni espérance, ni peine, ni plaisir. Béni soit celui qui a inventé le sommeil, manteau qui couvre toutes les humaines pensées, mets qui ôte la faim, eau qui chasse la soif, feu qui réchauffe la froidure, fraîcheur qui tempère la chaleur brûlante, finalement, monnaie universelle avec laquelle s’achète toute chose, et balance où s’égalisent le pâtre et le roi, le simple et le sage. Le sommeil n’a qu’une mauvaise chose, à ce que j’ai ouï dire ; c’est qu’il ressemble à la mort ; car d’un endormi à un trépassé la différence n’est pas grande » lu pendant la scène anniversaire également / la puissance scientifique du Dr. Sartorius évoquant la création, le divin et la nature de l’homme / l’entretien avec le pilote Berton / l’incapacité de l’homme à se comprendre lui-même et les moyens à sa disposition pour se comprendre (environnement, science, expérience, société : ses miroirs) / le genre SF / le(s) suicide(s) de Hari face à la souffrance et la complexité d’être humaine / l’apparition de la mère lors de la fièvre de Kris / la nature, son absence sur la station de Solaris et au final le développement d’une plante dans les derniers instants à bord de Kris, au final le développement de la vie sur Solaris (artificielle ou réelle encore une fois) / le cheval comme représentation de notre conscience / Hari qui pourrait se sentir plus humaine-réelle en prenant conscience de la futilité de la réalité des humains lors de la contemplation des tableaux…
J’ai également évoqué la thématique de la séparation naturel/culturel ou naturel/artificiel, à savoir si la distinction à réellement lieu d’être et comment définir leurs limites, mais ce n’est pas l’objet ici, en tout cas pas pour ce premier visionnage.
Ce qui m’intéressait ici et globalement avec le cinéma de Tarkovski (encore une fois de ce que j’en ai vu pour l’instant et compris selon les critiques et articles que j’ai lus) c’est la capacité qu’ont ses films à faire naître en chaque spectateur des sensations et émotions, cela est indéniable, mais aussi une réflexion. Et, de mon ressenti, l’émotion et la réflexion ne sont pas produites par l’auteur ni directement transmises par l’œuvre, elles naissent au sein du spectateur et sont directement vécues/ressenties par ce dernier, sans traitement ni filtre, sans prisme, sans soucis de compréhension, d’intégration ou d’identification puisqu’elles lui sont propres.
« Que celui qui le désire se regarde dans mes films comme dans un miroir, et il s’y verra. »