Cela fait un peu plus de quinze heures que j'ai quitté ce "Soldat bleu" et j'ai encore les tripes qui dansent la salsa.
Car il ne s'agit pas d'un film qu'on croise tous les jours, qui s'oublie facilement, gentiment recouvert par les suivants. Il est fait pour choquer, pour marquer au fer rouge, et chez moi ça a parfaitement fonctionné. En parlant de fer rouge le souvenir relativement approchant qui me vient immédiatement à l'esprit est celui-ci, car bien que le sujet soit différent il utilise en partie les mêmes armes, celles de la baffe dans la gueule, pour nous rappeler l'Histoire, l'innommable, la bien dégueulasse que l'homme dans toute sa connerie aime à réitérer de manière régulière.
Ce qui provoque la sidération dans le film de Ralph Nelson est moins dans ce qu'il raconte que dans la manière dont il le fait, dont il orchestre son récit. Entre deux horreurs, celle annoncée par des mots dès l'ouverture et celle illustrée par des images d'une crudité rare dans la dernière partie, il ose ce qui peut paraître inconscient, pourquoi pas même assez dégueulasse, entre les deux : nous faire rire avec une comédie d'aventure romantique, alors qu'en hors champ le massacre est déjà à l’œuvre, en train de se préparer. La parenthèse est insensée, le spectateur amené à avoir lui-même honte de s'amuser alors qu'il ne peut que deviner l'issue. La manière dont Nelson filme le massacre d'ouverture, l'impact d'une balle dans une joue, les scalps non édulcorés, laisse forcément imaginer comment il traitera la vengeance, annoncée par le menu par Cresta dès les premières minutes de sa rencontre avec Honus, entre deux jurons qui nous font forcément rire dans la bouche d'une si jolie blonde.
Tout comme nous fait rire le bleu, forcément innocent, mais pas pour longtemps. Une autre couleur peut prêter à sourire, le rouge utilisé pour le sang, tout droit sorti d'une bombe de peinture. Un rouge grand-guignol qui rappelle celui de certains films gore. Mais à la différence de ceux-ci l'incongruité du trucage, l'aspect fake, ne nous éviteront pas de regarder les pires atrocités et leur réalisme en face. Le sang est faux mais les femmes violées, les enfants empalés, les corps démembrés sont vrais. C'est forcément exagéré ces soldats rendus fous par la vue et le goût du sang, riant, chantant lorsqu'ils tiennent à bout de bras ce qui reste de celui de l'ennemi. Œil pour œil, dent pour dent, bras pour bras, ces hommes sont devenus des bêtes l'espace d'un enivrement collectif, et les livres d'histoire ou relatant des faits divers témoignent de la véracité de tels actes, quelle que soit la couleur du sang.
C'est donc le mélange des genres qui amène ici au malaise, car il est terrible pour un spectateur d'avoir pris du plaisir à suivre le parcours de ces deux amoureux alors qu'on se doutait bien que ce qu'on nous racontait était ailleurs. Et pourtant à la toute fin, lorsque Creta et Honus ont perdu toute illusion, lorsqu'ils ne sont plus rien que des traitres à l'idéologie mortifère d'une nation, que leur reste-t-il, à quoi se raccrochent-ils ? A un collier qui symbolise leur romance, seule chose apte à leur provoquer un sourire au milieu d'un champ de désolation.