Quelques mois à peine après No Land’s Song, voici qu’un autre documentaire iranien nous éclaire sur le destin des femmes chanteuses au Moyen-Orient. Cette fois, c’est la figure unique de Sonita que nous allons suivre, dans toute sa persévérance, sa créativité et son engagement, impressionnants pour ses 15 ans. Dans le sillage de cette trajectoire individuelle, ce sont d’innombrables problématiques sociétales et politiques qui se soulèvent et qui font de Sonita, au-delà du récit d’un émouvant destin, un document précieux.
Sonita est afghane. Elle a, depuis 11 ans, fui son pays déchiré pour l’Iran, ainsi arrachée à une partie de sa famille. Bien que sa situation apparaisse complexe, entre difficultés de logement et dépendance aux institutions, le film se garde bien d’une approche misérabiliste. Si ces écueils seront évoqués, point question ici de s’y attarder inutilement, car ce qui nous fascine ici est la formidable résolution d’avancer que porte notre héroïne. La tête dans les étoiles et dans les cahiers où elle dépeint, à grands renforts de découpage et de collage de magazines, son monde idéal, on est frappé par le décalage touchant entre cette façon enfantine de projeter ses rêves et la formidable volonté qu’elle est capable de mettre en œuvre pour effectivement s’en rapprocher. C’est que l’énergie qu’elle doit déployer n’est pas seulement avancement obstiné, mais aussi résistance aux forces qui l’oppriment.
Dans les premiers temps, l’histoire de Sonita apparaît comme profondément anecdotique, et c’est sans doute là la volonté initiale de la documentariste, venue rendre compte d’une situation. Pourtant, si Sonita semble d’abord une enfant parmi les autres, la tête emplis de rêves naïfs que la vie se prépare à briser, très vite la personnalité affirmée de la jeune fille gagnera l’affection du spectateur, et lui permettra d’abattre les obstacles jusqu’à la production de son premier clip. Alors, Sonita se met à chanter, et l’on est transporté. Nous sommes déjà loin des phrases qu’elle rappait avec monotonie dans la cours de son école, et son potentiel nous apparaît soudainement comme un coup de poing. Elle n’est alors plus la simple coqueluche d’une réalisatrice qui passait là par hasard, mais devient une figure au parcours inspirant, qui dans un appel d’air incite d’autres à se départir de leurs chaînes et à l’imiter.
En ce sens, elle rappelle Thulasi Ekanandam, la jeune boxeuse indienne que Beate Hofseth et Susann Østigaard suivent dans Light Fly, Fly High. Même combat pour se faire (re)connaître dans un milieu habituellement réservé aux hommes, au sein d’une société hautement patriarcale où la valeur d’une femme se résume à l’homme qu’on l’a poussée à épouser. La différence, pourtant, reste que la famille de Thulasi la soutient, au moins jusqu’à un certain point, en lui permettant de ne pas se marier. De même, la société l’autorise à poursuivre son chemin, bien que le voyant d’un mauvais œil. Sonita, quant à elle, veut faire entendre sa voix dans un pays où l’on interdit aux femmes de chanter – la question est ici survolée, mais l’on peut recommander No Land’s Song pour la creuser. Quant à son vœu de célibat, il en est fait bien peu de cas dans une tradition où le mariage des enfants est une transaction incontournable, support financier que sa famille compte bien encaisser.
C’est à ce titre, sans doute, que le film crèvera le plus le cœur. Au-delà de la question proprement déplaisante du mariage forcé des mineurs, c’est surtout l’indifférence avec laquelle elle est traitée par une mère qui en a elle-même été la victime qui frappera. Est-ce par résignation, est-ce d’avoir intimement intégré cette oppression qui rend la mère de Sonita si prompte à vouloir se faire son bourreau ? Est-ce par crainte du déshonneur ? Dans son discours, il semble que son seul intérêt pour sa fille se borne au prix auquel elle peut la monnayer. Le visage perpétuellement fermé, sans jamais témoigner d’une once d’empathie, la réticence de Sonita ne paraît provoquer chez elle que colère et déception. Rien n’est plus éloigné de la figure de la mère nourricière. Pourtant, on sera déchiré d’entendre, dans les vers de la rappeuse, cohabiter l’expression d’une violence terrible imposée par ses parents avec un indéfectible amour filial. On ressent bien, alors, tout le tiraillement d’une jeune fille, pour qui défendre ce qui nous apparaît comme son droit le plus basique signifie trahir sa famille.
Le film pose aussi la question essentielle de la place du documentariste. Doit-il s’astreindre à rester simple spectateur, quand la tentation est si grande d’intervenir pour modifier le cours de ce qu’il observe ? Sa présence est, après tout, déjà un chamboulement – on sent bien à ce titre que la mère de Sonita perçoit la réalisatrice comme une opportunité supplémentaire de marchander sa fille. C’est à ce dilemme que va devoir faire face Rokhsareh Ghaem Maghami, alors que le destin de son héroïne se prépare à prendre une tournure tragique, et manque même de lui être arraché en tant que sujet. D’abord réticente, tenant à sa posture neutre et extérieure, on la sent peu à peu gagnée par un profond sentiment d’injustice qui va graduellement l’amener à devenir, elle aussi, actrice de son propre documentaire. Si son geste représente une faute sur le plan théorique, il est en pratique impossible de le condamner : refuser l’aide qu’elle pouvait apporter par intégrité professionnelle aurait paru d’une cruauté insurmontable.
Au-delà du visage juvénile de Sonita, la caméra capte aussi un champ plus large. En arrière-plan, en filigrane, se dessine le contexte géopolitique : la censure, la guerre, les Talibans, les attentats à répétition. C’est aussi, le temps d’un passage de l’Iran à l’Afghanistan, l’occasion de se confronter à la multitude de réalités qui composent le camaïeu moyen-oriental. Là où les femmes afghanes sont forcées à se marier, les iraniennes se défendent d’avoir le choix, et si l’on devine que dans un certain nombre de cas individuels la contrainte n’est pas moindre, au moins ce principe existe-t-il et a-t-il secouru nombre de jeunes filles. Là où en Iran, le voile est coloré et se porte avec légèreté à l’arrière de la tête, au-dessus de vêtements occidentaux, une fois la frontière passée il se fait austère, couvrant les cheveux jusqu’à la racine tandis que le corps disparait lui aussi sous de longues et amples robes ; niqabs et burqas sont ici à l’honneur. On mesure ainsi l’étendue du grand écart qu’effectue Sonita, entre son idolâtrie de Rihanna et le monde cloîtrée qui l’a vue naître.
On comprend alors un peu mieux l’hostilité d’un certain monde musulman envers l’Occident et sa propagande culturelle, venant pervertir ses femmes. A voir comment la figure de la chanteuse américaine, qui s’accorde si peu avec le standard de la femme soumise idéale, fonctionne comme figure inspiratrice pour Sonita, on comprend la menace qu’elle constitue pour une société où la femme est vouée au silence et à l’obéissance. On devine tout ce qu’elle représente de remise en question du système, de potentiel d’empowerment, de certitude, enfin, que la vie peut être plus libre et épanouissante ailleurs, même si l’on est de sexe féminin. Qu’il suffit de parvenir à fuir les frontières funestes au sein desquelles l’on est emprisonné. Pourtant, partir ne signifie pas trancher, et l’on demeure malgré tout attaché à une société qui refuse de relâcher son étreinte. C’est bien l’exemple de Sonita, que le devoir du mariage vient rattraper, par le biais de ses parents, alors même qu’elle a fui depuis longtemps l’Afghanistan. Si plus tard elle bénéficiera d’une nouvelle bulle d’air, ces liens familiaux continuent à planer comme une menace latente.
Ainsi, s’il ne fait aucun doute que le parcours de la jeune afghane porte un message d’espoir, elle nous rappelle surtout à quel point il est douloureusement singulier. En mettant en scène les difficultés auxquelles Sonita doit faire face, le film nous force à ouvrir les yeux sur la dureté d’une réalité délaissée par les médias, et y parvient d’autant mieux qu’il ne procède pas par une approche didactique qui pourrait sembler moralisatrice. D’ailleurs, c’est peut-être même parce que Rokhsareh Ghaem Maghami va elle-même se départir de la neutralité de l’observateur que l’on se sentira d’autant plus impliqué dans l’histoire que nous suivons. Après tout, cela nous rappelle aussi que nous-mêmes, de l’autre côté de l’écran, avons la faculté de tendre la main et d’influencer des destins en désespoir de soutien. S’il est certain qu’en pratique, il n’est pas si simple d’impacter des trajectoires distantes, au moins est-on amené à mettre en perspective les discours vagues et orientés qui n’auront de cesse de se multiplier à l’approche des présidentielles. Une touche d’humanité bienvenue dans une ère où médias et politiques ne semblent plus avoir que "crise des migrants" à la bouche.