Avoir un regard critique sur Ken Loach, ou sur un film à dimension sociale entraîne toujours quelques confusions. Il est évident qu’il faut dissocier le créateur de son sujet, et que reprocher au premier des maladresses ne revient à pas à afficher de la condescendance face au second.
Les précautions oratoires étant prises (qui valent aussi, et finalement surtout, pour la colère à l’endroit de sa palme d’or précédente, Moi, Daniel Blake), force est de reconnaître de la ténacité, une rage toujours intacte et un cinéma nécessaire chez Loach, qui annonce régulièrement sa retraite, jusqu’ici toujours interrompue par un authentique sursaut d’indignation.
Le voici qui s’attaque à la dérive très contemporaine de la fameuse ubérisation du travail, notamment à la faveur d’une terrible exposition durant laquelle l’employeur explique au protagoniste qu’il n’est pas un salarié, mais un collaborateur, déguisant sous une novlangue perfide toutes les conditions de son exploitation, où il devra faire plus sans aucun engagement de la boîte qui l’exploitera.
Dans ce portrait à charge du nouvel esclavage qui ose se présenter comme une évolution où tout le monde serait gagnant, Loach excelle, et le film devrait clairement être montré à tous les membres d’Amazon Prime, qui comprendront à quel prix leur colis arrive si rapidement à domicile, et le possible manque de sympathie des livreurs. L’urgence constante, la promesse d’un gain supplémentaire supposant un engagement déraisonnable sont traités avec pertinence, jusque dans l’exploration de cette famille de son époque, où le travail d’infirmière à domicile fonctionne sur le même rythme, tandis que les enfants, livrés à eux-mêmes, peuvent aussi prendre la tangente la moins souhaitable. D’autant que le réalisateur sait aussi incarner ses personnages, à la faveur d’un échange entre livreur et client sur le foot, où d’un dîner en famille qui s’adapte aux imprévus d’un job qui ne lâche jamais ceux qui voudraient le faire correctement.
S’il avait résisté à son désir d’enfoncer les clous, Loach aurait pu s’arrêter là, et son film aurait touché au cœur : qualité de l’interprétation, justesse du ton, pertinence du rythme, efficacité de la dénonciation, tout était là.
Mais non. (spoils à prévoir)
Loach (et son fidèle scénariste Paul Laverty) restent fidèles à eux-mêmes, et forcent le trait sans ralentir la cadence : le fils est délinquant, la fille déprime, la mère courage s’use elle aussi à rendre trop service, le système qu’on savait déjà ignoble devient l’empire du mal, le faisant passer d’employé du mois à mouton noir, et les avanies se multiplient, avec accidents, coups et blessures, dettes, épuisement, twist franchement putassier (gnan gnan gnan, en fait c’est pas mon méchant fils qui avait pris mes clés…) etc., et madame qui refait une grande sortie dans le service public calquée sur celle de Daniel Blake, et le naturalisme d’envahir l’épilogue pour faire d’un bouteille destinée aux besoins pressants, présentée au départ, un fusil de Tchekhov on ne peut plus discutable, rendant méchant au point d’être tenté d’affirmer que le film est terminé à la pisse.
Anticipons les commentaires : l’ignominie à dénoncer justifierait donc la grossièreté des procédés ?
Non.
S’il ne s’agit bien évidemment pas de remettre en cause la sincérité dans la démarche du cinéaste, difficile de ne pas se sentir pris en otage d’une surenchère tout à fait dispensable, qui table sur le misérabilisme pour ratisser plus large dans le pathos, et qui, au mieux, prend les spectateurs pour des moutons qu’il faut éduquer par l’indignation la plus poussive, au pire, se complaît dans un sadisme pour le moins discutable.
Si l’on souhaite alerter sur la dérive d’un phénomène réel, qu’on présente comme le lot quotidien d’un grand nombre de travailleurs, le transformer en fait-divers réduit considérablement le propos. C’est certes sacrifier aux lois du récit, qui exige une forme presque cathartique pour que son exemplarité puisse toucher le plus grand nombre, mais on peut, en 2019, faire fi de siècles de tradition pour pouvoir prendre en compte d’une manière plus subtile l’intelligence du spectateur.
Car, quoi qu’on puisse en dire, voir les coutures et l’extraction au forceps de notre empathie n’a jamais contribué à l’accroître.