Il aura fallu du temps pour enfin commencer à trouver un peu de cinéma sur les grands écrans en 2020, et notre salut vient de Tunisie grâce à un film dont le moins qu'on puisse en dire est qu'il déroute et surtout qu'il dénote. Il dénote tellement qu'il mérite qu'on en dise quelques mots et surtout qu'on le soutienne.
La principale qualité de Tlamess, c'est d'être tellement hors des clous esthétiques dominants actuellement (où Joker est considéré comme un film radical), qu'aller le voir est déjà une victoire pour notre esprit. A cette marginalité formelle s'accorde parfaitement le portrait erratique d'individu(s) qui évoluent dans les marges de la société, que celle-ci tente constamment de ramener dans ses griffes. Un truc entre Weerasetakul pour la lenteur contemplative et Dead Man de Jarmusch pour l'ambiance et la BO assez similaire.
Le trip sensoriel proposé par le film passe en effet par une forme extrêmement simple (traversée par moments d'idées visuelles très baroques), faite de plans qui durent juste un peu plus que d'habitude, des raccords juste un peu inhabituels, pour installer une étrangeté et une poésie, qui va peu à peu basculer dans le pur fantastique au fur et à mesure que le(s) personnage(s) lâchent prise, et s'émancipent non seulement de la société mais aussi du besoin mortifère de contact humain.
Bon ok, le film n'est pas aussi intelligible que ça sur le fond, et je projette peut-être un peu mes propres obsessions sur le film mais c'est vraiment l'expérience qui veut ça : les personnages ne parlent quasiment pas et s'enferment dans un mutisme rêveur constamment interrompu par les Autres, il est donc facile de s'y identifier et de voyager avec eux. Et puis un personnage principal qui ferme sa gueule et déserte l'armée a tout de suite toute mon empathie !
C'est vrai que le film aurait gagné à être plus court et plus dense, et qu'il ne recule ni devant l'abscons (cette histoire de traverser la mer j'ai vraiment rien compris) ni le gros WTF décomplexé (on redécouvre le monolithe noir de 2001 et la théorie du genre) parfois à la limite du ridicule, mais faut savoir être indulgent, accepter de se perdre, de ne pas tout comprendre, de se laisser aller à la contemplation parfois vaine, à réapprendre à être seul. Voilà le type de spectateur que fait de nous Ala Eddine Slim, au contraire du spectateur utilitariste et netflixé tel que formaté par l'époque, et rien que pour ça, on peut remercier ce monsieur.