Hitchcock a souvent dit que Soupçons était son second film "anglais" (après Rebecca) tourné à Hollywood ; les acteurs, le roman, l'ambiance, le décor, tout est anglais, et c'est justement cette atmosphère unique qui donne une contenance à cette oeuvre qui commence à la manière de ces brillantes comédies sentimentales que tournait Cary Grant, d'où son choix par Hitchcock afin que le public hésite sur son personnage à l'ambiguïté troublante. C'est la première fois que Cary Grant est engagé par le Maître, et il tournera 3 autres films avec lui : les Enchaînés, la Main au collet et la Mort aux trousses.
Après ce début innocent, le climat s'alourdit peu à peu, le charme ambigu du héros incarné par Grant laisse place à d'inquiétantes zones d'ombre, et le spectateur se trouve soudain au sein d'une intrigue angoissante dans laquelle l'amour et la suspicion sont étroitement liés. La femme incarnée par Joan Fontaine aime profondément son mari mais elle le soupçonne d'être un assassin, en s'imaginant à tort qu'il veut la tuer. Tout le génie d'Hitchcock est contenu dans ces demi-teintes, dans ce mécanisme insidieux du doute, dans cette description de la campagne anglaise, d'abord bucolique et rassurante, puis menaçante. Et surtout dans ce portrait de femme en proie au doute le plus affreux. Hitchcock permet à Joan Fontaine de créer une complicité entre l'héroïne et le spectateur pour qu'il doute avec elle, si bien qu'à la fin, on se rend compte qu'on s'est littéralement fait balader par un réalisateur de génie qui adorait les fausses pistes.
En effet, chaque détail va selon la façon dont il sera interprété, contribuer à confirmer la thèse de l'innocence ou de la culpabilité du mari joué par Grant, et le fameux verre de lait sera le symbole de cet antagonisme, Hitchcock parvenant à tisser une intrigue machiavélique dont il contrôle en permanence tous les aspects. A propos de cette scène du verre de lait, Hitchcock avait éclairé l'intérieur du verre pour que notre attention soit attirée par lui, ce bon vieux Hitch avait vraiment des idées mirifiques.
Bien entouré par sir Cedric Hardwicke (qu'on reverra chez Hitchcock dans la Corde) et par Nigel Bruce, le couple Grant-Fontaine est remarquable ; Cary Grant appartient à la galerie des séduisants héros hitchcockiens, capables comme Joseph Cotten dans L'Ombre d'un doute ou Ray Milland dans le Crime était presque parfait, de basculer soudainement dans l'univers du crime, d'où leur ambiguïté fascinante. A noter enfin, que Hitchcock avait imaginé une fin beaucoup plus dramatique mais subtile dans son machiavélisme très anglais, mais il ne la garda pas, et la RKO y était très réticente car elle ne souhaitait pas qu'une de ses vedettes soit un assassin, préférant que le happy end fasse son effet bienfaisant sur le public de 1941 qui avait besoin de se distraire, en oubliant la guerre.