Svenja et Roland se rencontrent dans un musée, par hasard autour d’une cigarette laissée allumée sur le rebord d’une œuvre d’art. Elle est la femme d’Oliver qui travaille pour Roland au sein d’un consortium banquier à Francfort. Ils ont une relation ensemble, étrange et forte à la fois, et Roland éloigne Oliver de Svenja en le mutant en Indonésie où son prédécesseur a été assassiné et mutilé. L’intrigue paraît simple, éternel triangle amoureux au cœur des arcanes et des complots de la finance mondiale, mais le film va très loin dans sa manière de s’ouvrir à d’autres pistes, à d’autres thèmes et à d’autres abysses.
Christoph Hochhaüsler, et jusqu’au final ahurissant de son film, laisse à chacun une large et libre compréhension qu’il est possible de tenir ardemment ou de réfuter dans un même temps, d’un mouvement très simple. Tout se joue, se comprend éventuellement dans la scène du musée (si chère à Hitchcock) où le discours entendu de façon presque badine, anodine, semble alors déterminer le film et les événements qui vont y avoir lieu : "Stuke opère avec une esthétique de latence où l’observateur devient anticipateur. Les peintures se nourrissent de notre interprétation. On doit violer leur neutralité."
Serait-ce là les clés du film ? Serait-ce là ce qu’il y a à comprendre, à envisager des signes et des figures, des enjeux ainsi à l’œuvre ? Sous toi, la ville ne pourrait être qu’un rêve (un cauchemar ?), un vertige de Svenja assise à la terrasse d’un café et croisant soudain une femme portant le même vêtement qu’elle. Avant la scène du musée, celle-ci, la première du film, semble déjà préciser le caractère instable de son personnage, et par extension de tout ce qui l’entoure. Elle observe, scrute la ville puis aperçoit cette femme habillée tel un double qu’elle décide de suivre un instant. Mais cette autre femme existe-t-elle vraiment ? Est-ce Svenja qui s’imagine en elle, ou s’imagine être une autre, insaisissable et hardie, belle proie d’un prédateur redoutable prêt à tout pour assouvir ses désirs ?
Comme les peintures, les films nourrissent, et plus encore à l’envi, nos amples interprétations, et Sous toi, la ville est d’une telle ambiguïté que le film alimentent toutes les interprétations possibles : sous ses airs rigides et sobres, le film est simplement, profondément multiple. Enfin, violer la neutralité, c’est ce que Roland fait et décide, échafaude loin des regards envieux, curieux. C’est pour lui une nécessité, une sorte d’exigence : "revenir" à la réalité (observer des junkies se piquer dans des lieux sordides, comprendre le passé du banquier mort en Indonésie), redescendre et se confronter, de fait, à un monde dont il n’a plus conscience réellement, dont il n’a plus accès, se tenant très haut, puissant face à un ciel de verre et d’acier.
Le film évoque le meilleur d'Haneke et l’intrigant Claire Dolan de Lodge Kerrigan : glaciation des sentiments, autopsie cruelle d'un monde en dur et menaçant, mise en scène chirurgicale. Hochhaülser cisèle son film à chacun de ses niveaux, musique abstraite et envoûtante, traits d’humour parfois, décors épurés et froids jouant sur les reflets, les blancs et les vides, photographie coupante, cadre élégant. Il manipule les apparences, emmêle, dérègle les principes de réalité pour dire l’instabilité permanente de nos sociétés, l’immatérialité d’un tout capable d’engloutir, de tromper et même de tuer. "Ça commence", dit Svenja à la fin, à la fenêtre un matin en regardant les gens courir dehors, paniqués, et Roland est au lit alors qu’ils semblent avoir rompu la veille (Svenja s’est-elle réveillé d’un songe ? Est-elle la femme de Roland, est-elle encore sa maîtresse ?).
Soudain, quelque chose s’est enclenché, mais quelle peut être la nature mystérieuse de ce sentiment, la raison primordiale de cette impression ? Un jour qui vient de recommencer ? La prise de conscience d'une réalité longtemps empêchée par les conventions et la terreur du monde ? La folie comme unique palliatif à une âpre existence ? La crise financière mise en marche ?… Les questionnements incessants de ce film brillant et sec, peu abordable, révèle en un secret magistral la vanité de nos certitudes et l’illusion de nos victoires.