Critique initialement publiée ici le 23 Mai 2018
C’est avec un grand regret que nous avons vécu la fin du Festival de Cannes, grand rassemblement international de baise-mains et de pince-fesses (ou l’inverse, tout dépend de l’heure et du nombre de bouteilles de champagne offertes). Quelle tristesse que de quitter toutes ces têtes bien faites et bien pleines, venues nous présenter les meilleures films du monde, et les plus originaux par dessus le marché. Bien mal venu serait celui qui oserait dire que la sélection de cette année fût compliquée à différencier de celle de l’année précédente… même s’il faut bien avouer que le jury a eu les mêmes inclinations que celui des quatre ou cinq dernières éditions. Mais passons. Cannes on l’aimera toujours. Avec modération certes, comme un verre de Suze, ou la session de guitare acoustique d’un ami. Si cela ne se produit qu’une année par an, qu’il en soit ainsi.
Donc après cette phase de décantation, l’occasion est venue pour nous de nous replonger dans nos souvenirs, comme chaque année, de Cannes et de ce rendez-vous manqué entre la Croisette et l’un des films les plus originaux de ces quinze dernières années. Penchons-nous donc aujourd’hui sur Southland Tales. Et sans ressentiments, s’il vous plait. Parce que cela fera du bien à tout le monde, parce que l’on est toujours en attente du montage diffusé le 21 mai 2006 lors d’une projection presse qui a fini par des sifflements et une huée, mais surtout parce qu’une fois de plus Richard Kelly offre une oeuvre d’abord ignorée avant de finalement devenir culte pour certains.
Mais c’est quoi Southland Tales ? Réponse préliminaire à l’aide du résumé officiel du film : Californie, 2008. Une attaque nucléaire a précipité l’Amérique dans la 3ème Guerre Mondiale. Face à la pénurie de carburant, une mystérieuse compagnie allemande élabore un générateur d’énergie inépuisable, le Karma Fluid, qui altère la réalité et va bouleverser les vies de l’acteur Boxer Santaros (Dwayne Johnson), de l’ex-star du X Krysta Now (Sarah Michel Gellar) et des frères jumeaux Roland et Ronald Taverner (Sean William Scott et Sean William Scott. Attention, leur ressemblance va vous étonner.). Leur destin va se confondre avec celui de l’Humanité toute entière…
Impossible d’aborder le cas Southland Tales sans en dire un peu plus sur son géniteur, Richard Kelly. Alors âgé de 26 ans, Richard Kelly écrit et tourne le film qui deviendra culte pour toute une génération après avoir été un flop en salles : le mystérieux "Donnie Darko". Il y développe déjà certains thèmes qui reviendront dans "Southland Tales" ou encore "The Box" (adapté de la nouvelle de Richard Matheson.) Au programme, des êtres manipulés par des instances supérieures et qui se retrouvent confrontées aux limites de leur libre-arbitre; on retrouve également la perte des illusions adolescentes ; le rapport à la réalité ; et enfin le thème du double. Des sujets qui par bien des égards rapprochent le jeune Kelly d’un auteur bien connu des amateurs de SF : Philip K. Dick ( "Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques", "Le maître du Haut-Château" ou encore "Substance Mort".)
Il est important de rappeler également que lors de la projection presse à Cannes, le film avait une durée de 2h40 et des effets spéciaux incomplets. La projection se passa si mal, qu’elle poussa la production à se servir de bénévoles pour terminer les effets spéciaux, et les distributeurs par crainte, réduisirent la durée totale du film. Richard Kelly transforma finalement l’introduction du film en trois romans graphiques dont l’absence peut créer une certaine confusion pour le spectateur qui rentre directement dans le film, sans filets. (Ce qui fut finalement le cas de la majorité des gens ayant vu le film, très peu sachant qu’il existe des comics faisant office de préquels).
Dans Southland Tales, nous évoluons donc dans une uchronie où les Etats-Unis deviennent un état totalitaire sous la coupe de US-IDent (une branche privée du gouvernement Américain prenant en charge l’application du Patriot Act), le tout dans un contexte post 11 Septembre. Une poche de résistance menée par les « Néo-Marxistes » tentent de renverser US-IDent, tandis qu’une mystérieuse firme appelée Treer, dirigée par le Baron von Westphalen, vient de mettre à jour une nouvelle source d’énergie qui se trouve être responsable de la décélération du mouvement de rotation de la Terre, provoquant une faille dans le continuum espace-temps qui perturbe les comportements humains.
Ce film nous fait vivre clairement la fin d’un monde. Il s’agira d’ailleurs du leitmotiv du film, incarné par cette phrase prononcée à plusieurs reprises par différents personnages: « This is the way the world ends » faisant référence au poème de T.S. Eliott, "Les hommes creux". Richard Kelly semble nous dépeindre, comme il l’avait fait beaucoup plus subtilement avec Donnie Darko, la gueule de bois de l’adolescence, la disparition des certitudes, ce qui en soit constitue bel et bien une fin du monde ou du moins, la mort de l’innocence avant une renaissance pour accéder enfin aux monde des adultes.
Arrivé ici il est difficile de ne pas établir de parallèle avec "Le maitre du Haut-chateau" et l’univers de l’auteur Philip K. Dick puis que nous assistons ici à la création d’une “timeline” alternative sur les prémices d’un univers que nous connaissons. L’existence de ces deux univers aussi réels l’un que l’autre devient alors la remise en cause de notre conception du monde tel que nous le connaissons, et fait vaciller nos certitudes. Ce qui peut s’apparenter à l’apocalypse du film.
Dans le film de Kelly, le rapport au libre arbitre est traité de manière très particulière. A vrai dire, tous les personnages n’ayant pas une foi quelconque ne feront que subir les événements alors qu’on est qu’on est plutôt habitué à une analyse inverse. Ces personnage sans foi ne sont donc pas tout à fait « humains » au sens Dickien du terme : ils n’expriment / ne ressentent pas d’émotions et semblent au contraire n’être seulement capable de se plier à des volontés supérieures, ainsi réduits à l’état de pantins (comme le personnage de Krista Now, qui se croyant être la marionnettiste n’est que le pantin de la plupart des personnages du film, ou Roland Taverner et son alter égo Ronald, eux-aussi jouets d’instances supérieures, et qui finiront par achever l’accomplissement d’une prédiction dont ils n’avaient même pas connaissance). On peut légitimement se demander si il ne s'agit pas là des hommes creux contre lesquels on nous met en garde ?
Seuls les personnages animés d’une foi semblent être en mesure de pouvoir se battre contre le destin. Cette foi peut-être politique comme chez les Néo-Marxistes ou les agents du gouvernement toatlitaire, ou encore économiques comme le baron Westphalen (fun fact: Westphalen est le nom de jeune-fille de l'épouse du philosophe Karl Marx).
Ainsi, si nous résumons grossièrement le film à un affrontement entre le camp des révolutionnaires et celui des agents de l’ordre, tous deux manipulés par l’industriel mystique von Westphalen, il commence à ne pas nous échapper que nous avons sous les yeux une satire du monde moderne sous le prisme du Livre des Révélations (ou l’Apocalypse selon Saint Jean, selon les versions). Pour rappel, il s’agit du chapitre de la Bible traitant de la destruction du monde par l’Antéchrist, rôle que l’on pourra attribuer au Baron. D’ailleurs, la note d’intention de Kelly semble clairement confirmer cette théorie (ici).
Toujours sous cette angle, Dwayne Johnson pourrait faire office de figure messianique moderne face à Justin Timberlake interprétant, lui, un narrateur omniscient que l’on pourrait rapprocher de Dieu. Il semble être celui qui maitrise le mieux les clés de cet univers que nous avons encore du mal à appréhender. Autre comparaison intéressante : l’un des personnages, un policier, prononce la réplique : “Flow my tears”, ce qui renvoie directement au titre d’une nouvelle de Philip K. Dick "Coulez mes larmes, dit le policier" (en V.O. "Flow my tears, the policeman said"). Et ne partez pas tout de suite, voici le résumé : « Le roman raconte l’histoire de Jason Taverner, célébrité mondialement connue, qui, du jour au lendemain, n’est plus reconnu par personne. Toute trace de son existence ou de son émission de télévision a disparu, il semble n’avoir jamais existé. L’histoire se déroule dans une société américaine contemporaine, mais dans un univers parallèle où les États-Unis sont une dictature. »
Si cela vous venez de faire le parallèle avec le nom du personnage de Sean Willam Scott et le personnage interprété par Dwayne Johnson, bravo, vous avez tout suivi. Les autres circulez, y’a rien à voir. Le dénouement du roman de K. Dick peut être une clé éventuelle de compréhension du film.
Arrivé ici, nous pouvons déjà commencer à comprendre pourquoi ce film n’a pas pû être digéré à Cannes. Tout simplement parce que c’est un film bien trop ambitieux et versatile: à la fois SF, comédie, thriller. Nous ne savons jamais quand il est sérieux, quand il ne l’est pas. Quand il nous tend un miroir déformant ou un réel retour sur la société actuelle.
La satire était trop imprévisible et juste à la fois pour pouvoir passer le barrage de la presse ciné. (Ce qui devrait nous amener d’ailleurs à nous demander un jour ou l’autre si la presse professionnelle du cinéma n’est pas en train de tuer le cinéma. Mais nous y reviendrons… Un jour ou l’autre.) Ainsi tout comme l’œuvre de Philip K. Dick (y compris les adaptations) n’aura eu de réelle succès d’estime qu’à posteriori (après tout "Blade Runner" fût un bide confondant et une tache noire dans le CV d’Harrison Ford avant d’être le succès planétaire que l’on connait), l’œuvre de Richard Kelly semble se rapproche de celle de son modèle.
Ainsi, ne blâmons pas trop vite le public de la projection car lors de ce 21 mai 2006 celui-ci s’est retrouvé face à une œuvre qui, comme celles issues de l’imaginaire de son modèle, ne s’engageait pas, ou du moins ne prétendait pas s’engager. Choses à laquelle la plupart des films de la Croisette nous ont pourtant habitué. Southland Tales nous tend simplement un miroir glaçant sur notre propre société contemporaine, et sa pertinence s’affermit de jour en jour. Et c’est finalement la chose qui peut nous pousser à le rejeter: un grand sourire sardonique aux lèvres, ce film nous met avec le plus grand des calmes, face à la folie qui s’empare de nous progressivement sans que nous en soyons alertés ou émus.
Voilà le genre de chose qui aurait plu au maître de la SF.
RIP Philip K. Dick
RIP la carrière de Richard Kelly