J'aurais pu ne jamais voir Southland Tales, ou en tout cas pas avant encore plusieurs années. A vrai dire, c'est presque ce qu'on pourrait appeler un concours de circonstance qui a fait que j'ai vu ce film, et plus encore que je l'ai vu en juin 2015, au cœur de ce moment d'effervescence autour du projet de loi sur le renseignement. Toujours est-il que c'est bien à ce moment précis que j'ai vu Southland Tales, guidé par l'envie de découvrir ce film tant aimé par un de mes plus proches amis, et que cela a probablement beaucoup contribué à la manière dont j'interprète ce film et, partant de là, une certaine vision du cinéma que me semble présenter Richard Kelly, dont j'ai également vu Donnie Darko.


En effet, l'une des premières choses qui m'a frappé au visionnage de Southland Tales, c'est la proximité de la société qu'il décrit avec ce que j'entendais au sujet des conséquences possibles d'une telle loi sur le renseignement en France. Bien que ce qui est décrit, cette société du contrôle et de la surveillance des contenus, et notamment de l'audiovisuel, ne soit pas particulièrement original (le maintes fois cité 1984 de Orwell n'étant jamais bien loin), il avait la particularité saisissante d'être crédible. Ce que je voyais là, sur mon écran, je pouvais sans aucun mal l'imaginé transposé presque tel quel à notre société actuelle, les personnages hauts en couleur et décalés en moins (et encore). Dès lors, un sentiment m'a accompagné à travers tout le film, de bout en bout, un sentiment un et multiple à la fois, qui relevait autant d'un effet de réel et d'une sensation de décalage. Tout aurait pu être vrai, et en même temps, rien ne le pouvait, de façon évidente, et si ostentatoire que son caractère métaphorique revenait à la charge et me replongeait dans cet effet de réel. Ainsi, Southland Tales m'est apparu tout en rupture mais aussi toujours en ressemblance. Comme le reflet étrange, inquiétant, drôle aussi, de la réalité. Un reflet qui la révélait en même temps plus pleinement à elle-même.
Or cela reste vrai à une autre échelle, celle du film lui-même. Dans ce qui apparaît comme le rôle principal : Dwayne Johnson, le Rock, l'habitué absolu des films d'action, la montagne de muscles qu'on s'attend à voir, d'un moment à l'autre, empoigner un flingue et partir en croisade contre les méchants qui dirigent le monde. Mais, rupture. Le film a le potentiel d'un film d'action, sa trame de science-fiction presque invraisemblable (et pourtant acceptable, après tout, c'est cohérent, ça tient debout, chaque élément du scénario en soutient un autre pour former cette monstrueuse et absolument fun pyramide qu'est finalement le film) semble nous hurler que, bientôt, vraiment, ça va barder et qu'on aura droit à un cocktail explosif, d'ailleurs tout va dans ce sens, et parfois il y a quelques éclats voire quelques tirs, mais on échappe toujours à ce qu'on attendait, et le Rock se dégonfle, part en courant, craque, et finalement ne tire jamais la moindre balle. Le film ressemble au film d'action, veut lui ressembler, et déjoue ensuite toutes nos protentions, quitte à en satisfaire certaines, parfois, en proposant quelque chose de totalement différent, quelque chose de psychédélique ou de totalement burlesque qu'on ne s'attendait pas à croiser là, ce qui nous laisse désabusés, un sourire, parfois perplexe mais tout de même, aux lèvres. C'est dans ce jeu avec le spectateur et ce qu'il s'attend à voir (ce qu'on l'invite à attendre en vérité), jeu par ailleurs soutenu par des symboliques multiples et riches et un fond d'interrogations valides et importantes sur la société contemporaine, que le film apparaît génial, que sa grandeur et sa malice transparaissent. D'ailleurs, il se permet tout, allant jusqu'à jouer en son propre sein le jeu de la rupture et de la ressemblance avec Ronald et Roland, comme pour nous dire « vous voyez, vous pouvez me lire comme ça, je vous le confirme ! ».
Il me semble pouvoir maintenant tirer de cette interprétation du film une proposition de définition du cinéma par Richard Kelly. La figure de la faille spatio-temporelle m'intéresse ici tout particulièrement, ayant lu certaines explications du réalisateur vis-à-vis de Donnie Darko et de l'ouverture d'un univers tangent menaçant l'existence de l'univers premier. En effet, une faille est bien une ouverture, une crevasse, une fissure, qui, visuellement, sépare un ensemble d'un autre. Or on pourrait ainsi associer l'élément déclencheur de Donnie Darko à une faille spatio-temporelle qui crée deux univers distincts. Dans Southland Tales, la faille est explicitement citée et mène également à une sorte de dédoublement de l'univers. En effet, l'histoire que nous voyons à l'écran est déjà écrite, elle est dans le scénario du film de Boxer (the Rock) et de Krysta, mais c'est l'histoire d'un univers qui va être détruit et c'est ce que les personnages, en particulier Jericho Caine/Boxer Santeros, cherchent à éviter devant nos yeux. Ainsi Donnie Darko et Southland Tales semblent se rejoindre, si ce n'est que Southland Tales est moins clair sur son issue. Si maintenant je rattache ces dernières propositions à ce que j'ai déjà présenté plutôt, cette idée de cinéma de la rupture/ressemblance, il me semble qu'on peut voir le cinéma dans son ensemble comme l'art de filmer ce qu'il y a de l'autre côté des failles. D'explorer les univers parallèles possibles, toutes les histoires potentielles qui auraient pu avoir lieu dans notre monde, et qui ont peut-être lieu dans ses versions parallèles. Un cinéma dans la faille, qui prend les images de notre monde mais pas tout à fait le notre non plus, et nous les donne à vivre, nous aspirant, à travers l'écran, dans cette fissure.

Et peut-être pour s'en convaincre définitivement, interrogeons notre place de spectateur, dont la conscience et la temporalité propre a été « mise en pause » en s'unissant à celle du film. L'espace d'un moment, nous faisons corps avec ce qui a lieu devant nous, dans l'obscurité de la salle de cinéma, et quand les lumières reviennent, que le rideau tombe sur Roland et Ronald unis par leur poignée de main, n'est-ce pas là une faille dans notre espace-temps qui se referme et nous laisse tout ébahi dans la salle de cinéma ?


Reste que Southland Tales est de toute façon un film riche, peut-être trop riche pour pouvoir être apprécié pleinement directement, et fun. Un film qui fait du bien, mais peut aussi faire du mal, qui en tout cas ne laisse pas indifférent.

Metakoura
8
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le 8 déc. 2015

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