Signe des temps changeants, cette nouvelle (et dernière ?) production cinématographique des studios Ghibli possède une âme à part. Le politiquement correct voudrait que ce soit un Ghibli mineur, car réalisé ni par Miyazaki, ni par Takahata, mais Souvenirs de Marnie semble boxer dans encore une autre catégorie ; une catégorie toute à lui, car bien que les poncifs du studio soient présents (Japon de carte postale, direction artistique des personnages, Nature omniprésente), le long-métrage de Yonebayashi lorgne bien volontiers vers le paranormal, là où ses petits copains usent généralement d'une bonne couche de surnaturel pour véhiculer leur propos.
Le résultat est non seulement atypique, mais aussi déstabilisant pour un(e) habitué(e) du studio, distillant une atmosphère étrange, portée à merveille par les climats dramatiques et versatiles de la région d'Hokkaïdo ; mais surtout une sensation de malaise vraiment palpable. On essaye de mettre le doigt dessus, en vain, c'est à la fois gothique et romantique dans le propos, et hithcockien dans la forme. Le rejeton improbable de Bram Stoker et Emily Brontë, faisant des cochonneries devant Vertigo (worst tagline ever). Marnie est aussi et surtout la première vraie et franche réussite Ghibli ayant pour thème principal la famille, après la balbutiante Colline aux Coquelicots de Gorō Miyazaki. Takahata y a glissé avec humour, et Miyazaki père n'y ayant jamais exprimé un intérêt au sein de son oeuvre, il était grand temps qu'un des repreneurs de flambeau s'entiche (avec brio) de cette thématique afin de confirmer l'évolution du studio. L'air de rien, et sans entrer davantage dans les détails (car même si le scénario est cousu de fil blanc et rapidement éventé, il serait dommage de se gâcher le plaisir de la découverte en lisant ces lignes), voici un film que ne renierait pas Mamoru Hosoda, tant le propos familial y est traité avec justesse et sobriété. Dix ans après s'être fait évincer de la direction du Château Ambulant, le bougre en tiendrait presque une forme de mini-revanche par procuration, mais c'est surtout une preuve tangible de l'émancipation de la nouvelle garde par rapports aux maîtres à penser historiques du studio.
Et pour le coup, Hiromasa Yonebayashi possède une bien belle patte. Après un travail d'ombre sur Le Château Ambulant, puis Arrietty, que l'on sentait encore un peu écrasé par l'influence de Miyazaki, le cinéaste a enfin l'occasion de réaliser son propre long-métrage ; évidemment, c'est encore un peu maladroit par moment, et cela perturbera plus d'un fan de Ghibli, mais pour ma part je ne peux que saluer l'effort et l'approche particulière du film. Je ne partais pourtant pas spécialement convaincu, et il m'a fallu un peu de temps pour rentrer dedans. Malgré cela, et malgré l'acharnement concerté de toute une salle de cinéma pour me pourrir la séance (sérieusement, quel genre de parents emmènent leur fils de 5 ans voir un film en VOSTFR pour lui chuchoter toutes les répliques à l'oreille ?), je suis resté scotché, et je suis même resté un peu hagard le temps de rentrer chez moi, et je suis même encore en train de penser avec vigueur au film, quelques heures après l'avoir vu. Marnie laisse un goût bizarre mais prenant en bouche, franchement pas désagréable, mais particulièrement tranché par rapport aux sucreries auxquelles nous étions habitués jusqu'à maintenant, je conçois donc parfaitement que le film puisse en déstabiliser (voire perturber) plus d'un. Le terme paranormal, utilisé en introduction, que je trouve galvaudé à l'extrême, est pourtant idéal dans ce cas précis afin d'exprimer cette sensation : pas vraiment réaliste, pas surnaturel pour deux sous, on nage ici entre deux eaux, entre histoire de fantômes et récit initiatique malgré lui.
Le long-métrage possède aussi cette grande qualité (à mon goût) de présenter un protagoniste relativement éloigné des canons Ghibli, à savoir un personnage très contemporain dans son approche et sa caractérisation, et c'est sans doute ce qui choquera le plus car cela inscrit l'oeuvre dans une modernité à laquelle nous n'étions pas confrontés auparavant, dans cet univers de héros et héroïnes pratiquement intemporels. Là encore le cinéaste poursuit le travail de fond entamé avec Arrietty, preuve que le studio s'ouvre malgré tout à la nouveauté. Une touche que l'on retrouve au niveau de la technique, grâce à des visuels à couper le souffle. En parfait contrepoids de l'aérien Miyazaki, Yonebayashi envisage sa direction artistique les deux pieds bien ancrés sur le sol. Les visages sont moins expressifs, les corps se chargent alors de véhiculer l'émotion ; les décors sont plus qu'un simple moyen de véhiculer une ambiance, les cadres, le jeu (magnifique) des lumières s'attachent à les magnifier, à leur insuffler une tonalité particulière, ils deviennent des instruments narratifs. Marnie est un film superbe, moins techniquement qu'artistiquement, même si certaines séquences (le passage au silo par exemple, et son superbe travelling compensé) valent leur pesant de cacahuètes, et le secret de cette réussite tient en ce que le réalisateur décide de montrer ou non ; sans surprise, ce qui n'est pas montré est souvent bien plus obsédant. De son côté le travail sonore n'est pas en reste, avec des bruitages EX-CEL-LENTS (si si, j'insiste), et une partition signée Takatsugu Muramatsu (petit nouveau chez Ghibli) très honorable, voire excellente par moment, l'ensemble parachevant à merveille cette ambiance de vacances d'été électriques et fantastiques que l'on rêve toujours de (re)vivre.
Alors, certes, le film ne plaira pas à tout le monde, je le concède. On y trouve une approche très particulière de la narration, portant au passage un scénario pas exceptionnel de surprise et d'inventivité. Et l'émotion semble être présente, mais mutique face à un malaise permanent. Mais cette ambiance, foutre, cette ambiance, elle est là, partout, insidieuse, elle en ficherait presque le cafard mais une chose est certaine, elle reste en tête, et pour un moment. Parce que l'on ne se nourrit pas de cinéma que pour en ressortir le sourire aux lèvres, je ne peux que conseiller ce film, ne serait-ce que parce que chez les spectateurs où le déclic a lieu, le progressif impact de ces Souvenirs est durable. Quant aux autres, ils ressortiront de la salle avec un visage normal, pour reprendre l'expression, sans avoir eu l'impression d'avoir perdu deux heures de leur ville, ce qui n'est déjà pas mal, quand on y pense.