"J'étais le paradis, puis tu es venu"
Sur ce ton anticolonialiste s'ouvre ce film qui pourrait s'y résumer.
Suivant une caméra flottante, immersive, omnisciente, Soy Cuba c'est le récit d'une nation à travers divers épisodes, époques, personnages et situations.
Par sa construction en chorale, d'une modernité ahurissante, et son scénario comme un fil d'une logique implacable, le film promène son spectateur et retrace avec acuité et contemporanéité (et donc, si l'on se replace à l'époque, avec force et, forcément, prise de position marquée) la naissance de la rébellion cubaine, de ses origines sociales (la jeune femme qu'on pervertit et viole, le paysan qu'on spolie, l'étudiant engagé, devenu soldat...) à sa formation réelle au gré des bouleversements politiques.
Puisque comme chapitrée, l'œuvre est parfois inégale, et, parce que film de propagande, elle cède parfois à ses penchants didactiques qui peuvent alourdir l'ensemble ; l'occidental (l'Americain) n'est que voleur, violeur, n'a que sexe et argent à la bouche, et pervertit tout ce qu'il touche tandis que le paysan prolétaire jouit d'un bonheur béat.
Mais c'est dans sa dernière heure, qui saisit les premiers moments de la révolution étudiante, puis populaire, puis armée, que Mikhaïl Kalatozov est le plus pertinent, transformant avec justesse son film politique intimiste et aux récits d'individus, au plus près du sol et des racines qui le traversent, en film de guerre, lors de séquences de chaos et de rébellion proprement impressionnantes, grâce à une caméra qui soudain s'envole pour capter les masses comme jamais auparavant (et jamais depuis) et retracer, enfin, une union des destins en un mouvement unanime et commun.
Car, avec notre regard actuel bien éloigné des considérations historiques qui y sont narrées (et précisément de la chute de Batista), l'argument premier de ce Soy Cuba est bien ses formidables prouesses et inventions esthétiques, et ses hallucinantes propositions de cinéma. La caméra est un jouet dont le chef opérateur Sergueï Ouroussevski fait littéralement ce qu'il veut, enchaînant, par un jeu de poulies, de câbles et de grue, les plans "impossibles", entre plans séquences bluffant et immersions en angle large, dont on ressort estomaqué, et dont on peine à croire que ces images datent d'il y a 60 ans, tant elles semblent le rêve inatteignable de Cuarón, Iñárritu et Noé confondus.
C'est dans cette esthétique que se trouve finalement peut-être la véritable révolution.