La tête dans un étau !
C'est ainsi que j'abordais le dernier film du maitre russe. Dernier pour moi, puisque je venais de découvrir l'ensemble de son œuvre en un peu plus d'un mois.
Pourquoi l'étau ? Prise de tête ? Non pas.
A ma droite, une cohorte d'étudiants en cinéma (plus le gros des troupes de la "vraie" critique): on les reconnait au fait qu'ils mettent tous 10 aux films de Tarkovski (ou presque, parfois, ils se risquent avec un poil de rouge aux joues à descendre vers un intimidant 9 voire un vertigineux 8) sans presque jamais les critiquer: expliquer pourquoi c'est si génial semble relever du domaine de l'indicible (la majorité de ses films ne dépasse 6 critiques sur SC).
A ma gauche, Cnarf06 dont je partage bien plus qu'une façon de voir les choses (souvent) et une conception forte envers la sphère religieuse (toujours). Bref, un senscritiqueur auquel je tiens.
Dans tous les cas, j'aillais entrer en conflit. Prendre position d'un coté ou de l'autre.
L'appréhension était d'autant plus grande que j'étais finalement beaucoup plus sensible au début de carrière de l'Andreï (L'enfance d'Ivan, Andreï Roublev, Solaris) que la fin (Le Miroir, Nostalghia et un bémol pour le sacrifice). Stalker semblant clairement constituer la passerelle entre les deux temps de sa carrière (et comme surtout annonçant la deuxième partie), la défiance était légitime.
Pour arriver à entrer dans ce film à l'imposante réputation (vers le meilleur ou le pire, oscillant, selon les lectures, entre le génial ou le summum de l'ennui), il n'y avait plus qu'une solution: faire le vide (hélé) et foncer. On parle souvent à tord d'incontournable. J'étais planté devant. Et hu donc. Banzai. Forza. Tora Tora Tora et toutes ces sortes de choses.
Le verdict.
Ça m'a plutôt bien plu.
Pardon Cnaf. Pardon pardon pardon.
Attention, hein ? Rien d'absolu, pas de génie intemporel, rien de dithyrambique ou cosmique.
Pardon les étudiants en cinéma et éclaireurs estimés de SC. Pardon pardon pardon.
Le cul entre deux chaises, c'est bien la solution la plus facile et la moins couillue, finalement, non ?
Le truc est que j'ai un avis assez clair sur l'objet et que je vais maintenant l'assumer tranquillement.
Et donc quoi ? Qu'est-ce qui m'a plus d'abord ?
L'ambiance, avant tout, viscéralement.
Les premiers plans sur l'appartement du Stalker sont superbes (quel aller-retour !) et, dans mon cas, immédiatement immersifs. Une fois passée la frontière de la zone, l'impression d' avoir effectivement plongé dans la zone était présente, et tout le reste en découle.
C'est en ce sens que je peux aussi aimer les film des Lynch (amalgame sacrilège Houuuuu !!!! pardon, certains étudiants en cinéma, pardon certains......): être baigné dans une ambiance unique, ou pas.
Sans cela, pas d'œuvre contemplative ou philosophico-poétique qui tienne.
Quoi d'autre ?
Contrairement au "miroir" ou à "Nostalghia" dont les enjeux restent désespérément abscons et hermétiques, Stalker offre quelques idées, au travers de ses nombreux dialogues, qui sont parvenus à me séduire.
Comme celle d'une chambre qui exauce les vœux finalement redoutable car répondant à la nature profonde des êtres qui vont jusqu'à elle, et non ce qu'ils pensent vouloir.
Comme celle de cette vanité de souhaiter une gloire (cas de conscience de l'écrivain) qui ne signifie rien si délivrée telle quelle.
Mais surtout l'idée aussi, et c'est en ce sens que j'ai pu apprécier une partie du message, d'un Stalker auquel on peut identifier Tarkovski lui-même: le passeur, vers autre chose, vers d'autre possibilité que la terrible réalité, celui qui refuse une forme de matérialisme implacable ( vous avez dit Russie en 1979 ?), seule voie de salut pour paradoxalement ne pas perdre la raison.
Et en ce sens, voir ce rôle dans une vision athée.
Le passeur vers un autre monde, certes, mais dans une version "Mounchausen-ienne" du terme. Tarkovski ouvre le champs de possibles en temps qu'entertainer (fun d'utiliser ce mot pour un film de ce type, non ?): la zone, c'est autre chose que le quotidien oppressant et mortifère: la zone semble tout aussi dangereuse que la réalité connue dans un premier temps, mais laisse chacun de ses "passagers" libre de lui donner un contenu propre. C'est peut-être une des explications à l'absence de danger réels tout le long du récit: les trois personnages ne le souhaitent pas. Le Stalker parce que c'est sa raison d'exister, le scientifique par que ce n'est pas sa nature profonde (c'est lui qui représentait au fond le danger le plus tangible), l'écrivain qui se rend compte qu'il ne veut rien d'autre que retrouver sa vie précédente dont il retrouve la saveur (et ce renoncement à "autre chose" est une réponse possible de la zone).
Et si cette interprétation n'est pas celle souhaitée par Tarkovski ou par ses thuriféraires, après tout, quelle importance ? Le propre du film ouvert est de susciter l'interprétation. Ceci est la mienne. En ce sens, le cinéaste a réussi, selon moi, son pari: si on n'est pas définitivement repoussé par son aspect, le film ouvre des perspectives, lance des pistes. Tout au plus peut-on questionner la forme (et on rejoint la partie "plastique" de l'œuvre) et se demander si certaines scènes justifient leur format: pourquoi ces trois quatre moments interminables ? Qu'est-ce que montrent trois à quatre minutes sur l'arrière du crâne des acteurs lorsqu'il pénètrent dans la zone ? Pourquoi ce plan infini (cinq minutes ? Six ?) sur les trois hommes assis à la fin de leur périple ? Pour qu'on ait le temps de digérer ce que nous venons de voir ?
Car voilà enfin le dernier aspect du film, qui explique pour moi une note qui ne peut atteindre des sommets, car annonçant précisément la suite de la filmographie de Tarkovski: on ne peut s'empêcher de penser qu'il sait désormais à quel point son travail a été encensé au quatre coins de la planète, et parfois même par ses pairs, et devient plein de son propre talent. Une propension à la prétention (je suis génial, méritez-moi), et à la posture (citer des poèmes de son père poète frôle la limite, non ?). Cet aspect, présent mais enfoui dans l'ambiance dans Stalker, deviendra pour moi prépondérant dans ses films suivants. Nous sommes donc bien en présence d'un film charnière avec Stalker, flottant en un équilibre précaire, mais penchant encore du bon côté.
Sous cet angle -cette vision athée- le plan de fin n'est pas nécessairement un appel au mysticisme mais une façon de dire: voyez le monde autrement, ouvrez-vous à une forme d'ailleurs, quelle que soit la forme que vous souhaitez lui donner. En l'occurrence, cette forme d'altérité, cette porte vers un ailleurs, s'appelle chez moi l'art (les films, les livres, la musique).
Tarkovski en devient de ce fait un de ses représentants méritants.