Stalker peut facilement être catalogué parmi les grandes énigmes du septième art. Anxiogène, très long, aux plans interminables et aux dialogues extrêmement philosophiques, il est de ces films qui s’abordent non pas sans une préparation certaine. Cinquième long-métrage d’Andreï Tarkovski, il représente ce que l’on considère d’accoutumée, avec Le Miroir (1975), le sommet de la carrière du cinéaste russe.
L’intrigue se déroule dans un futur plus ou moins proche où une catastrophe d’origine inconnue a donné naissance à la Zone. La Zone est un territoire vierge, cerné par des troupes militaires interdisant quiconque d’y pénétrer. Il est dit, cependant, que la Zone renferme une Chambre en son centre, un lieu où celui qui prononce un vœu voit ce dernier exaucé. Le monde décrit par Tarkovski frappe d’emblée par son austérité et sa monotonie. Rongé par l’industrie et la pauvreté, il n’incite qu’à la fuite, comme l’exprime le Stalker qui ne demande qu’à quitter cette « prison ». Cette morosité contraste avec le calme qui règne dans la Zone, où la nature et la verdure ont pris le dessus. Contrastant radicalement avec le monde extérieur, la Zone se mue en une sorte de terre originelle, un espace vierge permettant un retour aux sources.
Mais, comme il est de coutume avec Tarkovski, cette vision physique d’un lieu fantasmé se substitue rapidement à une vision plus conceptuelle et métaphysique. La Zone n’est pas qu’un simple lieu où une végétation en friche est venue reprendre le pouvoir sur les constructions de l’homme. C’est avant tout et surtout un lieu où l’homme et la nature peuvent à nouveau se retrouver. Affranchis des limites imposées par leur monde, les hommes sont mis à nu dans un espace qui semble les dépasser, où tout semble à la fois permis et régi par des règles suprêmes dont le respect est obligatoire pour bénéficier des bienfaits de ce lieu sacré. Le Stalker agit ici comme une sorte de messager, gardien de ce lieu dont lui seul semble connaître les secrets. En face de lui, Le Professeur et l’Écrivain, deux personnages à la fois rationnels, savants et désabusés, dont l’incapacité à cerner le potentiel et le pouvoir bienfaiteur de la Zone entre rapidement en conflit avec la dévotion du Stalker envers ce lieu.
Matérialisée sous la forme d’un lieu désert où la nature a pris ses droits, la Zone est un espace vierge où, la nature étant souveraine, les hommes sont également confrontés à leur propre nature. Venus explorer la Zone et visiter la Chambre dans le but de réaliser des vœux égoïstes, ils sont finalement mis face à leur propre condition et face à la réalité. Leurs désirs sont clairs, mais ils comprennent que ceux-ci, une fois satisfaits, risqueraient d’ôter tout but et objectif de leur existence. Est-ce finalement vraiment bénéfique d’obtenir ce que nous pensons vouloir obtenir, sans devoir lutter pour l’obtenir et, potentiellement, changer d’avis en cours de route ? La femme du Stalker résume parfaitement cette idée à la fin du film : « Je savais aussi que ma vie ne serait pas toujours rose. Mais je préférais un bonheur au goût amer à une existence grise et ennuyeuse […] Mais je n’ai jamais regretté ni jamais envié personne. C’est ma destinée, voilà tout. C’est ma vie et nous sommes ainsi. Et je ne crois pas que sans toutes nos misères, la vie aurait était moins dure. » Tout le film, ainsi, s’articule autour de cette dualité entre le bonheur et le malheur. Le malheur manifeste des hommes n’existe donc que pour justifier leur quête et leur accès au bonheur.
Les longues discussions entre les trois hommes occasionnent d’intenses réflexions sur l’humanité, leurs motivations, et leur foi. C’est surtout celle du Stalker qui constitue le ciment de l’œuvre, car c’est à travers elle qu’évoluent les autres personnages, que se matérialise toute la rudesse et la douleur menant à la création. C’est en menant les autres à leur propre révélation que le Stalker trouve sa place dans ce monde, mais il doit consentir à d’importants sacrifices, et s’exposer au risque d’échouer, encore et encore. D’allure plus fragile que ses compagnons de route, il est aussi le plus humain, ne laissant pas de place aux certitudes, témoignant d’un respect, voire d’une peur, du monde qui l’entoure. A l’instar de Kris Kelvin dans Solaris, il est celui qui s’illustre par cette fragilité humaine, directement mentionnée dans une des répliques du film, énoncée par le Stalker et citant Lao-Tseu : « La faiblesse est sublime, la force est méprisable. Quand un homme naît, il est faible et souple. Quand il meurt, il est fort et raide. Quand un arbre croît, il est souple et tendre ; quand il devient sec et dur, il meurt. La dureté et la force sont compagnes de la mort. La souplesse et la faiblesse traduisent la fraîcheur de la vie. C’est pourquoi ce qui a durci ne vaincra pas. »
Les personnages semblent incarner plusieurs facettes d’une conscience qui communiquent et se confrontent, comme la matérialisation de la conscience de l’artiste, qui montre ici toute la difficulté qu’il rencontre pour créer, et nourrir la conscience des autres avec son art. On y distingue également des éléments formulant une critique du matérialisme et d’une certaine superficialité de la société moderne, ce que l’on retrouvera ultérieurement dans ses films, mais il s’agit d’éléments relativement périphériques, composantes parmi tant d’autres d’une vision d’un artiste sur son monde. Stalker est avant tout un film sur la foi et la création, une fable universelle à la profondeur vertigineuse, condensant et matérialisant tout ce que représente la création pour Tarkovski, et en quoi la foi est essentielle à l’humanité.
Stalker s’intéresse également aux croyances des hommes, à leur capacité à ne pas pouvoir tout expliquer, avec l’opposition entre le Stalker, intimidé par les pouvoirs imprévisibles de la Zone, et le Professeur et l’Écrivain, beaucoup plus terre-à-terre et certains de ce qu’ils savent et de ce qu’ils voient. Stalker est l’un des films les plus étirés de Tarkovski, et aussi l’un des plus minimalistes, avec très peu de décors et d’acteurs. Pourtant, c’est également l’un des plus profonds, ouvrant de nombreux tiroirs sur la nature humaine, développant nombre de ses aspects et les décryptant au détour de dialogues lourds de sens. Hypnotique, aride, anxiogène, Stalker est un film qui met son spectateur dans l’inconfort, mais le confronte à un retour aux sources alimenté par une puissante dissertation et une maîtrise de l’art cinématographique propre à Tarkovski.