Danny Boyle et son scénariste, Aaron Sorkin, l’ont bien compris. L’ère du biopic placide, morose et plan-plan est morte. D’autant plus pour un personnage aussi célèbre qu’a pu l’être Steve Jobs, dont la vie et les succès commerciaux sont globalement connus de tous. L’attrait de ce film n’est donc pas celui d’une biographie filmée quelconque, mais celui d’un film en tous points original qui se concentre sur trois moments similaires et importants de la vie de l'interessé. Similaires, car il s’agit de trois fois 40 minutes précédant la présentation d’un produit marquant pour l’histoire de Jobs et d’Apple. Cette trouvaille scénaristique évite à elle seule de tomber dans les rouages moroses et ennuyeux d’un biopic classique. D’autant plus que, contrairement, là encore, à un biopic, souvent long et large, le film, de deux heures, passe à une vitesse prodigieuse.
Le découpage en 3 fois 40 minutes y est pour beaucoup. Le pari est osé et peut frustrer (on saute ainsi de grandes périodes de temps – 4 et 10 ans - et on ne voit jamais la conférence que les 40 minutes précèdent), mais ajoute un rythme hallucinant au film qu’un montage excité et original, sans être aussi barré que les autres films de Boyle (on le sent ici plus posé, assagi, et c’est pour le mieux), vient redoubler. Dans sa capacité à rendre les événements en temps réel et à nous faire pénétrer dans les arcanes grisantes et excitantes, tout autant que stressantes, des coulisses où le spectateur est autorisé à voir les grands dans leur intimité et à participer à ce qui lui semblait jusqu’alors être interdit, le film rappelle "Birdman". Si l’image n’est évidemment pas aussi hallucinante que celle d’Inarittu, elle parvient avec une grande fluidité à embrasser les couloirs et l’agitation qui y règne. Servi par des comédiens qui s’amusent à se lancer les dialogues au réel potentiel comique, le film est un véritable feu d’artifice qui brasse de multiples sujets en les condensant dans des formats de 40 minutes aussi denses qu’épuisants et jongle plus ou moins habilement avec deux ambiances.
L’une d’elle, excitante et déjà évoquée, nous fait voir et entendre l’interdit et réveille en nous nos désirs de voyeurisme, tandis que l’autre, plus douce, parfois tragique, nous fait entrer dans l’intimité de cet homme dont les produits géniaux cachent une grande fêlure, un égoïsme surhumain et une pugnacité si féroce qui le pousse à proférer des menaces de mort envers ses amis… Fassbender l’incarne avec brio et parvient, outrepassant la ressemblance avec le sujet original qui vaudrait à sa prestation de trop être une performance et au film d’être trop réaliste, à rendre toute sa complexité et tous les enjeux de son combat, le tout dans un regard profond et une tessiture de voix. Il est épaulé dans son jeu par une Kate Winslet en or, qui, en jouant l’âme sœur du créateur, sa secrétaire autant que son amante inavouée, mère en filigrane, donne à voir un aspect de son jeu que l’on n’envisageait pas. Elle parvient presque, malgré son statut de second rôle, à voler la vedette à Fassbender. Le tout plongé dans des nappes électroniques et douces d’une superbe bande originale qui, dans sa discrétion, se fait d’une magnifique finesse.
Néanmoins il faut ajouter que le film, s’il assume avec confiance et brio son parti pris de condenser en trois temps la vie de Steve Jobs (faisant confiance aux spectateurs quant à sa connaissance des succès et échecs de ce personnage et permettant ainsi au scénario, on ne cessera de le répéter, de quitter le trajet de vie classique), s’emmêle parfois les pinceaux.
Les multiples éléments de la vie de Jobs se mélangent un peu et, de par leur nette différence (boulot, amis, famille) peinent parfois à être clairement emboités et équilibrés. S’ajoutent à cela quelques flash-backs un peu ratés et mal amenés. Le format si pertinent se retourne contre lui-même en se multipliant par trois, devenant ainsi un peu répétitif. L’aspect est redondant quasi théâtral parfois (une scène, des personnages récurrents, des entrées et des sorties). On a donc affaire aux mêmes personnages, plus ou moins vieux, plus ou moins en bon termes avec Jobs, qui reviennent sur 15 ans demander la même chose ou discuter d’un événement passé, événement qui s’est évidemment déroulé dans les parties précédentes, histoire que le spectateur ne se sente pas perdu. Le scénario, pourtant d’une grande finesse, arrive donc à être un peu lourdingue, ne jouant pas avec l’inconnu, ne s’osant pas à laisser le spectateur face à des enjeux scénaristiques qu’il ne connaîtrait pas ou des choses qui se seraient passées entre temps, se contentant ainsi de brasser avec ce qu’on a déjà vu. L’ensemble est donc un peu trop limpide et, si "Steve Jobs" est bien un film, ne s’appliquant pas à reproduire de manière réaliste la vie mouvementée du personnage éponyme, le scénario n’est parfois pas assez réaliste pour être tenable.
Mais pour ses grandes qualités et son pari osé, "Steve Jobs" est une grande réussite, au final émouvant qui confronte son « héros » à l’imprévu, à l’extérieur et à sa fille.