“Musicians play their instruments. I play the orchestra.”

En 2013, telle une admonestation, "Jobs" se voyait dégrader en un vulgaire sous-biopic non-autorisé. Le film était donc souillé avant même sa sortie car le seul et vrai biopic à propos de Steve Jobs était en cours de réalisation. In fine, "Steve Jobs" (se) devait (de) tenir en une phrase, le slogan de l’iPhone 6S : "Une seule chose a changé (par rapport à "Jobs"). Tout".


Si l’on devait matérialiser le rêve américain, le papier en serait le symbole. Et que l’on gribouille dessus des termes de droit, des principes qui vont être protégés, des montants, des signatures, des paraphes, des ayant-droits, un organigramme…le côté bureaucratique, bien que "dissimulé" pour ne pas ôter le caractère mythologique d’une success story, a une tendance à l’emporter sur la prétendue créativité. A ce titre, le personnage comme le film sont entourés d’un brouillard plus qu’épais. A quel titre (en plus de visionnaire, patron) Steve Jobs doit-il son succès ? Designer ? Ingénieur ? Inventeur ? On pourrait y ajouter au dépend de quelle(s) personne(s) ? Car au-delà des invectives, remontrances, exigences, l’essor-même de la Silicon Valley est teintée de pillage de composants, de modèles, de débauchage "sauvage" et autre rachat. Et donc de retomber sur ce fameux côté bureaucratique. Steve Jobs a-t-il inventé ? Recyclé ? Volé ? Emprunté ? Aussi, on ne peut que regretter combien le film chatouille ces problématiques sans pour autant les aborder en profondeur.


L’ossature du film était pourtant audacieuse. Un peu comme lorsque l’on parle des produits Apple, le film s’attarde sur des dates-clé. Comme lorsque l’on parle de la galaxie Apple, Steve Jobs y est présenté comme un "produit" upgradé, modifié, le tout dans un environnement clôt comme l’iOs Apple (mêmes lieux, mêmes personnages). Le parti-pris de présenter la réussite comme une somme d’échecs pouvait paraître (trop) évident, néanmoins ce sont ces couacs qui forgeront l’opiniâtreté de Steve Jobs. Cependant, cette représentation est aseptisée voire anesthésiée. Certes le portrait n’est ni trop flatteur ni à charge. Mais encore une fois, résumer le personnage à sa ténacité, à son côté perfectionniste, calculateur le tout saupoudré d’une tendance à l’humiliation en public manque de nuance. L’obsession que Jobs avait vis-à-vis de Samsung, de l’arrondi, de la manipulation sont autant de silence dans ce film (et le précédent d’ailleurs) qui confinent à l’attaque ad hominem lorsque ces points sont soulevés. La forme du film ne participe pas non plus à apporter une vision circonstanciée du protagoniste : cette persistance qu’a Boyle à multiplier les effets "psyché", les figures propres aux documentaires (multiples extraits, infographies notamment) trompent quelque peu. Point de vacuité donc dans ce film mais une nette tendance à la déperdition du propos dans des effets et autres frivolités.


Rarement dans l’histoire entrepreneuriale, un personnage-clé aura été la cause de la perte d’une entreprise mais aussi à l’origine de son redressement. Le tout en détenant une part non-négligeable de cette entreprise, soulignant encore une fois la prééminence de la "paperasse" aux Etats-Unis. Oui, il y a ce retour triomphal mais qui est l’aboutissement d’une série d’échecs, d’un calcul et d’une prophétie auto-réalisatrice du protagoniste. Cette obstination résume tant le personnage que sa ligne de produits : imposer un modèle, un mode de consommation, une pensée. Faussement ouvert(e), réellement fermé(e), au fond seule l’apparence (du produit et/ou de la pensée) l’emporte(nt). Un peu comme la partie consacrée sur son projet Next, le film bénéficie d’une esthétique et d’un "argumentaire" taillé pour présenter un personnage aux meurtrissures certaines et qui maintient sous sa coupe son staff. Ce dernier est certes dépeint comme victime, réduit et pendu aux envolées de son boss. Cette position quasi-victimaire éclipse quelque peu combien Steve Jobs résumait en quelque sorte chaque collaborateur à une fonction, une tâche. L’émulation amicale, animale et compétitive avec Steve Wozniak symbolise le manque de ce film. Au-delà de l’amitié, de la bienveillance, Steve Jobs a fait de Wozniak l’architecte, le bâtisseur du savoir-faire Apple. Par la suite il n’a pas hésité à s’approprier la paternité des avancées technologiques. On est là bien plus loin que la dispute (justifiée néanmoins) autour des remerciements, citation de noms pour galvaniser, remercier les troupes lors des Keynote.


Somme toute, au moment d’évoquer Steve Jobs (et qui sait plus tard Bill Gates) ce n’est pas le manque de recul, de témoins ou de "faits avérés" qui manqueront. Comme le démontre ce film, c’est ce que révèlera et/ou voudra exposer la caméra qui participera à qualifier le long-métrage d’hagiographie ou biographie édulcorée. Le film, comme le personnage au fond, est tiraillé entre ce souci d’authenticité, le maintien de l’image sans trop l’écorner. Et viennent en toile de fond ces interrogations : le 7ème art en est-il donc réduit à produire des stéréotypes du patron capitaliste misanthrope et obnubilé sur la rentabilité? Existe-t-il une alternative plus nuancée à celle du patron humaniste, altruiste ? Être dirigeant implique-t-il d’être une personne "consensuelle" ? Qu’est-ce qu’un bon patron ? Dommage que le film ne se contente que d’un récit chronologique, d’un avis non pas tranché mais résolument tiède, d’un enfermement distordant quelque peu les personnages, leurs caractères et leurs velléités. Oui un peu comme Steve Jobs (et ses produits) in fine…

RaZom
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le 12 févr. 2016

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RaZom

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