Journal intime d'une cascadeuse
Parmi les anciens piliers de la nouvelle vague, Ann Hui est une de celles qui est restée le plus fidèle aux principes érigées par le mouvement. Etude sociale et personnages réalistes, le tout mis en scène avec un style proche du documentaire, sont restées sa marque de fabrique tout au long de ses plus de 20 ans de carrière. Mais la réalisatrice a une autre facette, moins connue, c'est son amour des films martiaux. Ancienne assistante de King Hu, elle a plusieurs fois tentée de se frotter au genre comme avec son diptyque Romance Of Book And Sword/Princess Fragrance.
Ah Kam, le portrait d'une cascadeuse au sein de l'industrie cinématographique Hong Kongaise, se présente comme la synthèse idéale des deux amours de la cinéaste. Hélas, le film est un relatif échec artistique. La blessure qu'a subi Michelle Yeoh sur une cascade est souvent la raison invoquée pour justifier les défauts d'Ah Kam. Pourtant, même ainsi, le long métrage aurait pu être une réussite : Sa structure en trois parties (une pour la travailleuse, une pour l'amante et une pour la mère), conséquence de réécritures liées au nouvel handicap de la star, correspond totalement à l'esprit des portraits de femme antérieurement réalisés par Hui.
Le premier tiers correspond à ce qu'aurait du être le film dans son intégralité. On ne s'étonnera donc pas que ce soit la partie la plus soignée et la plus intéressante d'Ah Kam. Dès les premiers plans, Ann Hui capte l'agitation d'un tournage de film d'action (ici un Wu Xia Pian) à la HK : Le réalisateur aux prises avec de multiples problèmes, les techniciens s'affairant autour de leurs équipements ou prenant une pause bien méritée, le chorégraphe gérant son équipe et prêt à prendre le relais dés que les plateaux sont disponibles... Un univers forcément intéressant pour tout fan de cinéma HK, parfaitement rendu grâce à ce style proche du documentaire que la réalisatrice affectionne tant. Les personnages qui y évoluent sonnent tout aussi juste. Et pour cause, la plupart sont quasiment dans leurs propres rôles ! Samo est impérial, Michelle Yeoh appliquée et sérieuse (en phase avec cet aspect du personnage, cascadeuse débutante qui veut faire son trou dans le milieu), même Meng Hoi (piètre acteur dramatique) est supportable.
Le récit ne se contente pas uniquement de cet aspect « making of » déjà fort intéressant et nous fait également découvrir la vie privée de ces héros anonymes du cinéma de HK. Hui n'aborde pas cet aspect avec les grosses ficelles du soap opéra mais montre par petites touches crédibles leur quotidien hors des plateaux. Une vie faite de relations sentimentales brèves ou difficiles, de problèmes réglés au jour le jour ou de fêtes aussi réussies que futiles. Une vie basée sur l'instant, sur le moment vécu, sans jamais vraiment planifier sur le long terme. Vision des choses juste si l'on en croit les témoignages d'authentiques membres du milieu.
Le film dénonce également l'influence des triades sur l'industrie cinématographique, un problème particulièrement d'actualité en 1996. Cette partie est probablement l'aspect traité de la manière la plus spectaculaire avec son lot d'action et de malfrats parfois caricaturaux. Mais la réalité ne devait pas être si loin de ça (Manfred Wong, auteur d'un cameo, n'a-t-il pas signé un scénario un pistolet sur la tempe ?) et ce traitement amène son lot de scènes fortes (le combat dans le bar n'est pas loin d'un Beast Cops par son extrême violence).
Les choses changent d'orientation avec le deuxième tiers du métrage, s'axant sur l'histoire d'amour d'Ah Kam et de Sam. On l'a vu, cette nouvelle direction n'avait rien de volontaire, elle était le fruit de la blessure de sa star, l'empêchant de prendre en charge ses cascades comme prévues. Mais l'idée n'était pas en soi mauvaise et elle s'intègre même plutôt bien au film. La romance permet en effet d'éclairer un autre aspect du personnage d'Ah Kam (on a beau être cascadeuse, on en reste humaine) et aurait pu aboutir à un beau portrait de femme comme Ann Hui en a déjà signé au cours de sa carrière. Lasse, la réalisatrice a beau s'appliquer à montrer l'intimité qui se crée entre les deux personnages, la performance trop froide des deux acteurs annihile ses efforts. On sent que ceux-ci se donnent du mal et cherchent à être dans le ton mais ni Michelle ni Jimmy Wong n'ont suffisamment de talent dramatique pour que l'alchimie se crée devant la caméra. On ne peut que le regretter.
C'est définitivement dans le derniers tiers d'Ah Kam que la réalisatrice perd le contrôle de son oeuvre. Extrêmement stressée par le tour qu'avait pris son film, l'ancienne membre de la nouvelle vague avait alors perdu plusieurs de ses collaborateurs attitrés qui avait préféré quitter un navire prenant l'eau de toutes part. On les comprend au vu de cette dernière partie indigne du talent d'Hui. Alors qu'on aurait pu espérer que celle-ci chercherait à revenir au concept original du film (utilisant des doublures si besoin, il y en avait déjà en début de métrage de toute façon), elle se disperse encore davantage en enchaînant sur une histoire de kidnapping d'enfant (!). Non content d'être mal intégré au récit (il arrive comme un cheveu sur la soupe), ce segment brise les règles de réalisme posées dès le début et qui ont fait la force du cinéma de Hui. On a ainsi droit à une improbable scène d'action sur un bateau pirate de l'Ocean Park où Ah Kam se comporte comme dans une héroine Wu Xia Pian. Envolée la différence pourtant clairement posée entre cinéma et réalité. Le reste est à l'avenant, remplie de situations improbables. Hui essaye bien d'apporter un peu d'humanité à l'ensemble à travers la prise en charge d'Ah Long (le fils de Tung) par Ah Kam mais gérer les enfants n'a jamais été son fort (cf : My American Grandson) et la construction de leur relation ne dépasse jamais le stade du bancal. Triste manière d'achever un film qui partait sur des bases pourtant aussi prometteuses...