Antoine Boutet, plasticien insatisfait de nous avoir déjà apporté ce qui doit être la plus belle œuvre documentaire sur un personnage marginalisé, artiste brut par excellence, lo-fi jusqu'au-boutiste (par delà Daniel Johnston ou autre Jean-Luc Le Ténia — il n'y a qu'à écouter ce chef-d'œuvre de sensibilité romantico-réaliste qu'est la complainte de Jean-Marie Massou[1] ainsi que ses travaux acharnés d'enregistrement sur bande de morceaux entendus depuis son poste radiophonique avec pour but de se réapproprier vocalement lesdits morceaux (Le Plat Pays de Jacques Brel devient Le Plein Pays et me fait pleurer) —), récidive cette année en nous faisant à nouveau redécouvrir un paysage que l'on pensait connu.
Après l'exaptation, le documentariste nous emporte donc à une toute autre échelle, sur un projet gigantesque et monstrueux qui n'aura pas beaucoup traversé la frontière chinoise — mais de toute façon qui regarde encore/fait confiance aux journaux télévisés nationaux ? —, avec le Nan Shui Bei Diao (南水北调) qui donne son nom au long-métrage. Cette démarche est celle du président Mao — enfin, seulement d'une parole qu'il aurait dit, comme ça : « L'eau du sud est abondante, l'eau du nord rare. Dans la mesure du possible, l'emprunt d'eau serait bon. » — et vise à rééquilibrer le niveau d'eau dans la première puissance mondiale (précisions[2]).
Ayant plus de temps et de marge de manœuvre (on passe des grottes françaises sur son précédent film au désert chinois), Antoine Boutet en profite pour nous livrer pléthore de plans qui sont chacun des tableaux vivants puissants (absolument rien n'est à jeter ; tout vous caresse la rétine), images surréalistes de l'intervention humaine dans la Chine aride[3]. Mais tous ces jolis cadrages, omniprésents en début de film — dont certains nous rappelle l'absurdité du projet (des pancartes gigantesques de propagande gouvernementale avec des slogans aussi ridicules que le nom du projet comme l'hilarant « Reverdir le désert ») — ne sont qu'une ouverture à un dessein bien plus grand de la part du réalisateur, comme une critique toute entière de la première puissance mondiale[4], qui se chemine petit à petit lors du déroulement du film, non pas en croissant peu à peu son propos, mais bien en passant du très large à l'individu, au microcosme de populations déplacées et mal-réhabilitées — comme ce moment terrible où un groupe de personnes en pleurs, témoignant les uns par-dessus les autres, s'essaie à la critique du gouvernement en place ; un peuple fourmi bandé par sa tenségrité mais prêt à exploser (quand enfin !).
Comme avec Le Plein Pays, Antoine Boutet maîtrise à merveille le passage d'un ton tragique à un autre plutôt comique, comme ces quelques pastilles où le réalisateur se fait interdire de tournage par des autorités (in)compétentes.
Avec Sud Eau Nord Déplacer, Antoine Boutet conclut une œuvre (entamée plus tôt par le court Zone of initial dilution, presque une décennie plus tôt, en amont de la finalisation du projet) qui sonne à la fois touchante et dévastatrice (bien que trop modeste cela reste inavouable), un portrait chinois bouleversant qui nous confronte à la fois à une beauté subjuguante et à une réalité étatique cruelle, totalitaire et antidémocratique.
[1] : http://youtu.be/7sJ-J3zw_2c
[2] : http://fr.wikipedia.org/wiki/Transfert_d%27eaux_sud-nord
[3] : http://fife.iledefrance.fr/sites/default/files/medias/2014/12/hc_eau_sud_eau.jpg
[4] : http://www.leparisien.fr/economie/economie-la-chine-1ere-puissance-mondiale-apres-142-ans-de-regne-americain-09-12-2014-4359595.php
[5] : http://s1.dmcdn.net/IY_x8/1280x720-eSA.jpg
[6] : http://www.senscritique.com/film/Le_Plein_pays/404836