Je connaissais très bien les deux — uniques — albums de Sixto Rodriguez, sortis au début des années 1970, qui avaient été deux immenses échecs commerciaux aux États-Unis. Grâce à une amie rencontrée à La Réunion, je m'étais familiarisé avec l'histoire proprement hors du commun du bonhomme. J'appréciais particulièrement ses textes poétiques et travaillés qui avaient heurté l'establishment de l'époque. Mais, en dépit de tout ce que je connaissais, Sugar Man (du nom d'un de ses premiers singles, et dont la musique jalonne le film) est parvenu à me surprendre. À défaut de m'en avoir fait découvrir la musique, le film documentaire de Malik Bendjelloul m'a profondément ému en dévoilant la personnalité si attachante de Sixto Díaz Rodríguez.
Malgré ses nombreux écueils (liés à la mise en scène pour la plupart), Sugar Man arrive à dépeindre avec rigueur et affection l'état d'esprit de ce Bob Dylan latino pétri d'humilité. Né à Detroit (Michigan) au début des années 1940, sixième enfant d'une famille d'immigrés mexicains, Sixto a grandi dans les milieux pauvres de la classe ouvrière américaine. Ses deux albums, Cold Fact et Coming from Reality, sont empreints de cette réalité sociale difficile, lui qui a travaillé toute sa vie pour une entreprise de démolition en parallèle des petits concerts donnés dans les bars avoisinants et de sa maîtrise de philosophie qu'il obtiendra en 1981.
Alors que ses albums sont des échecs retentissants aux États-Unis, Cold Fact connaît un succès inespéré en Afrique du Sud, dès 1974, où il devient disque d'or... sans que Rodriguez ne soit au courant, beaucoup le croyant mort immolé sur scène. Là-bas, la population noire victime de l'apartheid trouve dans ses paroles engagées un écho à leur révolte. Certaines chansons seront même interdites de diffusion sur les radios nationales : les vinyles aux sillons soigneusement raturés témoignent encore aujourd'hui de la censure du passé. Mais la musique de Rodriguez se répand malgré tout dans l'ensemble de la population sud-africaine, y compris chez les afrikaners conscients de la situation de leur pays. Il faudra attendre de longues années avant que la persévérance et la curiosité de quelque détective en herbe portent leurs fruits et permettent à Sixto Rodriguez de renouer avec son public et une célébrité toute relative. Le tout premier concert qu'il donnera en Afrique du Sud devant un parterre de fans dont il ignorait l'existence est un moment unique.
On peut franchement regretter certains aspects du documentaire de Malik Bendjelloul, qui verse par moments dans une forme de voyeurisme idiot en totale contradiction avec la mentalité du personnage qu'il suit. Il faut voir Steve Rowland, le producteur du second album, simuler l'étonnement face caméra avec son « oh mon dieu, je n'ai pas vu ces photos depuis 35 ans, » ou encore ces travellings terriblement artificiels de Sixto marchant dans la neige. Mais pour tout le reste, ce documentaire vaut la peine d'être vu. Rodriguez n'a jamais regretté d'être passé à côté d'une renommée planétaire et de la fortune dont elle se serait accompagnée. Aujourd'hui encore, il porte un regard incroyablement serein sur cette folle histoire, son histoire. Des passages poignants tournés dans la maison qu'il habite depuis 40 ans, chauffée au poêle à bois, aux aléas de son investissement dans la politique locale, la simplicité du personnage ne saurait laisser quiconque indifférent.
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