« - A Rennes, on ne se donnait jamais rendez-vous, on se rencontrait par hasard, c’est une habitude qu’on a prise.
- L’habitude du hasard. Jolie comme formule. »
(Dialogue entre Gaspard et Margot dans Conte d’été d’Eric Rohmer, 1996)
Comme dans les films d’été de Rohmer (Conte d’été, Le Rayon vert), Sunhi est fait de rencontres de hasard. Sur le banc d’un campus, la jeune Sunhi rencontre, au début du film, son professeur et lui demande une lettre de recommandation pour poursuivre ses études à l’étranger. Depuis l’étage d’un fast-food, elle aperçoit ensuite son ex-petit ami et l’invite à la rejoindre. Au fil de la conversation et des verres de soju, on apprend que celui-ci est encore amoureux d’elle, mais quelque chose sonne faux dans le dialogue (« Je n’ai aimé que toi »), les mots n’ont plus aucune magie.
Ce qui se dit, dans toutes les conversations qui se tissent dans ce film très bavard, n’a pas beaucoup plus de sens ou de poids : les mêmes banalités (« Il faut savoir ce qu’on veut dans la vie », « Il faut creuser ») sont reprises d’une séquence à l’autre, à chaque fois par un personnage différent, comme dans une pièce absurde du théâtre français. Une romance coréenne qu’on entend trois fois évoque le souvenir d’une rencontre amoureuse : « Où étais-tu partie ? N’étais-tu qu’un rêve? ». Mais la rencontre amoureuse n’a pas lieu dans ce film où le hasard devient peu à peu une habitude. La magie de la rencontre – celle d’Haewon et du magicien dans Haewon et les hommes, le précédent film d’Hong Sang-soo – est perdue. Le mouvement final du film le prouve : dans le parc où les trois personnages masculins (le professeur, l’ex petit ami de Sunhi et un troisième homme qu’elle a embrassé sous la pluie) se retrouvent, une comédie se joue dans les toilettes. Sunhi ne croisera aucun de ses prétendants, elle ne fait plus partie du jeu, elle a déjà disparu, laissant aux hommes le souvenir d’une jeune fille qui passe et se dérobe.
En se débarrassant du spleen qui marquait la tonalité d'Haewon et les hommes, son précédent film, Hong Sang-soo a réalisé un film où rien ne semble grave, presque une comédie. Certains éléments du récit évoquent un univers de comédie : la réécriture de la lettre de recommandation, la rencontre finale des trois prétendants dans le parc, la répétition de la romance coréenne qui tourne au running gag. Mais loin d’être utilisés tout à fait comme des procédés, ces éléments rayonnent de simplicité et de légèreté. Une légèreté qu’il faudrait plutôt non pas par la superficialité mais comme quelque chose de volatil et d’éphémère, qui se dissipe dans l’instant. Chaque rencontre, malgré sa durée, donne une même impression de précarité, permettant au spectateur de comprendre, au final, la beauté de ce qui a été vécu.
Car dans ce film, tout est offert au spectateur. Comme Restless de Gus van Sant, Sunhi a le charme des grands films modestes, son amateurisme apparent (image cheap, zooms arrivant sans crier gare) est le vêtement modeste dont il s’habille pour ne pas révéler son élégance, qui vient, comme chez Rohmer, d’un très grand travail de composition. Tout fait retour (les lieux, les conversations, la romance) sans jamais alourdir la construction d’ensemble, si bien que le film donne constamment la sensation d’assister à un impromptu. Et puisque ce terme est emprunté à la musique, il me faut encore reparler de l’usage qui est fait de la chanson : elle ne fait pas seulement partie d’une logique répétitive, elle vient aussi illuminer l’ivresse des personnages, comme c’est parfois le cas dans la vie. On boit en effet beaucoup dans Sunhi, on ne pense même qu’à se désaltérer, mais ce n’est pas le chagrin que l’on noie dans l’alcool, l’ivresse donne surtout un peu de temps aux personnages, elle ralentit un peu le débit de la parole, permet d’apercevoir la beauté d’un geste, comme ce baiser discret que Sunhi donne à son professeur avant de le laisser en plan.
Beaucoup de films d’aujourd’hui veulent nous montrer à quel point ils sont beaux, élégants, altiers: la bande-annonce du Saint-Laurent de Bonello, mise en ligne ces derniers jours, effraie déjà par la façon dont elle affirme, à travers le portrait du couturier, son désir de Beauté. « La rue est vulgaire », y entend-on. C’est pourtant dans la rue, dans les cafés et les parcs que le cinéma français devrait revenir comme à sa grande époque. Et c’est ce qui attriste aussi à la vision de Sunhi : le fait qu’un tel film ne soit plus possible aujourd’hui en France, que personne ne puisse en trouver ne serait-ce que l’esprit. C’est donc à Séoul qu’il faut aller, cet été, pour retrouver un peu de la magie des contes de Rohmer.