Super Crayon
3.7
Super Crayon

Court-métrage de Timothée Hochet (2015)

Le crayon dans l'oeil de l'autre et le Super Crayon qu'on a dans le sien...

Je me souviens d’un jour où Bruce Benamran – Monsieur « e-penser » – avait dit lors d’une interview adressée à MadmoiZelle.com : « Je ne sais pas ce qu’on en pensera dans cinq ans, dans dix ans, quand on aura vraiment du recul. Je ne sais pas si les gens se diront qu’on a eu raison de faire ça… »
Parce qu’effectivement, moi, là, avec seulement trois ans de recul, j’ai déjà vraiment envie de lui répondre : « Non les gars… Vous vous êtes vraiment grave plantés… »


Parce que trois ans, en temps Youtube, c’est quand même très long.
Et pourtant « Super Crayon » je m’en souviens encore comme si c’était hier, et je m’en souviens comme l’un des trucs les plus exaspérants qu’ait su produire le net français…
De toute façon c’est bien simple : à chaque fois que je suis confronté dans mon quotidien à des leçons de morale irréfléchies, des diktats de l’émotion, ou bien des comportements grégaires proto-totalitaires, je repense à « Super Crayon ».


Parce que oui, je me souviens encore du contexte dans lequel j’ai vu ce film.
Cela faisait onze jours qu’on subissait la vague des « Je suis Charlie ».
Une vague d’émotion durant laquelle plus personne ne réfléchissait.
Une vague d’émotion durant laquelle il n’était soudainement plus possible de discuter.
Le seul discours qui avait le droit d’exprimer c’était celui qui circulait sur tous les canaux.
Les éléments de langage étaient repris tels quels par tous ; convaincus qu’ils étaient les purs produits des esprits conscients et réfléchis de chacun.
Liberté d’expression. Barrage au terrorisme. Union de la nation derrière les martyrs.
Il fallait être Charlie ou ne pas être.
Il fallait faire taire et/ou dénoncer tous ceux qui remettaient en cause le dogme.
Mais le pire dans toute cette histoire, c’est que chacun, dans sa peur, s’est senti obligé, comme un réflexe grégaire, de se faire l’avocat de la cause ; de se faire lui-même le relais de l’uniformisation de la pensée dont il était pourtant aussi la cible et l’objet.


Et comme un signe de son époque, Internet a cristallisé cela.
Et au milieu des millions de photos de profils optant pour le carré noir sur lequel étaient inscrits les versets fondamentaux du nouveau mouvement, il a fallu qu’en plus Youtube donne vie à un monstre.
CE monstre.
« Super Crayon ».
Et qui mieux que Mathieu Sommet – papa-la-morale du Youtube français – pouvait se faire l’auteur de cette triste initiative ?


Ainsi se retrouve-t-on avec sept minutes atroces durant lesquelles on se livre à des analyses de comptoir mêlées à un matraquage en règle à la gloire de la liberté de caricaturer.
Ainsi en vient-on jusqu’à insinuer qu’à force de les caricaturer les terroristes finiront par disparaitre ! (Bah voyons !)


Au final, cette pastille militante, qu’est-ce que ça apporte ? Rien.
Qu’est-ce que ça permet de faire comprendre de plus ? Rien.
Ce film est juste un pur produit d’émotion.
Un pur produit de l’instant.
Quelque-chose qui ne peut avoir de sens que pour ceux qui sont plongés dans ce flux là.
En dehors de son temps et de son cercle, ce film est juste la mort incarnée de l’art et du talent.
Quiconque le regarde sans charge émotionnelle et sans crainte de jugement ne peut franchement qu’en rire de désespoir.
...Et il ne rira pas parce que Mathieu Sommet porte un string au-dessus de son pantalon (ho ! ho ! Quel déglingo ce Mathieu Sommet !).
Non, les gens riront parce qu’ils trouveront ça tellement gros, gnan-gnan et surligné qu’ils se demanderont comment on a pu réunir autant de monde autour d’un truc aussi triste que ça.
(Moi, le simple carton d’introduction qui nous annonce que la vidéo n’est pas monétisée par « respect » pour les victimes, j’en reste à chaque fois coi…)


Alors après attention.
Entendons-nous bien sur la nature de mon propos.
Loin de moi l’idée de reprocher à tous ceux qui ont été émus par les attentats de janvier 2015 de s’être sentis touchés.
De même, aussi dangereux et irresponsable puisse être l’attitude à l’origine du « Je-suis-Charlisme », je comprends aussi parfaitement qu’on ait pu perdre pied dans ce contexte là.
Non, moi mon propos, il concerne ce « Super Crayon ».
Il concerne ce geste qui s’est présenté comme militant.
Il questionne la création que des auteurs ont voulu produire parce qu’ils estimaient que c’était là un geste politique nécessaire.
Il questionne cette hauteur de vue que certains se sont sentis obligés de fournir en cette époque troublée…


Or, cette hauteur de vue – et désolé de le dire ainsi Bruce – mais cette hauteur de vue fournie par le regard de Mathieu Sommet c’était juste de la merde.
Bah oui. Désolé.
Mais quand on a la prétention de se poser comme un phare au milieu des ténèbres, il me semble qu’on s’expose aussi légitimement aux critiques quand le phare est éteint.
Pire, je considère même que les critiques sont encore plus justifiées quand le phare participe à rajouter de l’obscurité.
Pour le coup, « Super Crayon » a participé à l’émotion, à la réaction de l’instant, à l’absence de relativisme et de réflexion sur la situation.


Et le paradoxe de cette vidéo, c’est qu’aujourd’hui, elle affiche tous ces gens – tous ces « passeurs de savoir » - qui n’ont pas su avoir le minimum de recul nécessaire pour éviter de participer à ce marasme.
Des gens certes pas bien méchants et souvent fort sympathiques, mais qui sont aussi les purs produits de cette civilisation de l’instant, de l’éphémère et de l’irréfléchi.
Alors quand ça vient d’amuseurs publics comme Cyprien, Joueur du Grenier ou BobLennon ça ne me choque encore pas trop.
Mais par contre, quand ça vient de gens qui se posent comme des porteurs de savoir ou d’esprit critique comme Dany, NotaBene, et surtout Mathieu Sommet, moi je trouve que ça pique quand même énormément.


Alors après certes, ce « Super Crayon » peut aussi être perçu comme un moment d’égarement qu’on ne peut pas vraiment blâmer.
Certes, on peut. Ce n’est pas moi qui vais empêcher ça.
Mais d’un autre côté, je ne vois pas pourquoi on se priverait non plus de le voir pour ce qu’il est aussi, c'est-à-dire le triste symbole d’une triste époque.
Donc oui, ami Bruce, tu avais raison d’émettre un doute quand tu disais « je ne sais pas ce qu’on en pensera dans cinq ans … »
Parce que je pense que si tu avais su ce qu’on en retiendrait, je suis persuadé que tu te serais bien abstenu d'y participer…

Créée

le 18 mai 2018

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