Je vais pas vous le cacher plus d'une demi-phrase : Dario Argento ne m'a jamais retourné la moustache. Y compris son Inferno, considéré – peut-être même légitimement – comme son plus pur.

Argento c'est un grand savant fou avant d'être un grand un cinéaste. Ses obsessions esthétiques ne sont pas toujours faciles à distinguer, il n'est pas très lisible comme bonhomme. L'écriture c'est pas son truc, ça l'a jamais été. Un cheminement d'Argento c'est pas bien rond et léché ; c'est chaotique, il va et il vient, donne l'impression qu'il ne se comprend pas toujours lui-même, qu'il essaie en direct de se déchiffrer autant qu'on essaie de le déchiffrer. Sa mise en scène, sur laquelle tout le monde lance du riz, ne me fait pas non plus péter les coutures du slip : il n'est pas très bon directeur d'acteurs, il conduit à huit grammes de kitsch par litre de sang. Il est bourré d'idées mais ce sont souvent des îlots qui peinent à former un tout.

Je vous dis pas que j'aime pas Argento. Je pose juste un peu de mesure à sa réputation de maître. C'est un savant fou, pas un maître. C'est cool un savant fou. C'est hyper cool. Mais c'est pas un maître, il n'a pas la puissance esthétique d'un maître.

Et Suspiria, pour autant, c'est mon péché personnel. Suspiria c'est un accident, c'est Argento qui trébuche sans faire exprès sur une équipe talentuse. C'est Argento au sommet d'une tour en pleine nuit d'orage en train de donner vie à un monstre, entouré d'assistants aussi cinglés que lui. Entouré d'un Luciano Tovolo (DP) qui balance de la lampe à arc à travers du velours coloré, qui remonte les magentas à l'étalonnage pour séparer les rouges des bleus, qui produit des éclairs avec des arcs électriques à en foutre le feu aux studios de Paolis. Entouré d'un Claudio Simonetti et ses Goblins (musique) qui font « Lalalalala » dans un micro, qui fabriquent des boucles avec du scotch, qui recomposent toute la BO une fois le film tourné parce que le travail déjà produit collait pas aux images. Entouré d'un Giuseppe Bassan (chef déco') à qui on a dit « Tiens mec, je te présente Maurits Escher, amuse-toi bien. » Entouré d'une Jessica Harper charismatique qui se dirige bien toute seule, tout en regards de truite arc-en-ciel sous acides, qui a parfaitement capté son rôle d'Alice au pays du vermeil. Entouré de types prêts à balancer des caméras du haut d'un bâtiment le long d'un câble.

Le miracle Suspiria c'est un alignement de constellations : un cinéaste respecté sur le plateau, qui recrute une équipe jeune, où absolument tout le monde mesure sa chance d'être là et se trouve à vouloir faire de ce film le projet d'une vie. Entre roue libre et talent, les savants fous repoussent les limites dans chacun de leurs domaines respectifs, innovent, se livrent aux vices et délices du baroque, du toujours-plus, du on-peut-aller-plus-loin.

Le résultat c'est une œuvre qui scotche, qui vous tire « Mais putain mais putain » à chaque plan. Quand le monde s'illumine et que la musique s'emballe, quand une future victime bascule en enfer, pendant dix minutes le canapé prend un peu plus définitivement la marque de votre petit cul pottelé de cinéphile. Le film suit son instinct esthétique, s'écrit lui-même sous transe chamanique, et vous fait fermer vos vilaines bouches critiques le temps de ces séquences.

Et c'est pas que du muscle et de la démesure, y a aussi un peu de cinéma : le montage sonore à l'aéroport, le choix de cadrage pour cet oppressant champ-contrechamp sur la tête grise du vieux professeur, ces zooms gratuits sur des cascades. Ça grouille. D'asticots un peu mais surtout d'idées. Qu'on vienne pas me parler d'Inferno, je veux rien entendre : le chef d'œuvre d'Argento c'est Suspiria.

J'insiste toutefois sur la formule chef d'œuvre d'Argento. C'est le chef de son œuvre à lui. C'est pas un chef d'œuvre. Le problème de tout Dario Argento c'est Dario Argento, et c'est l'occasion de revenir à ce que j'en disais plus haut. Si Suspiria brille du miracle cosmique qui l'a engendré, il demeure bridé par les faiblesses de n'importe quel Argento. Savant fou et enthousiaste, il écrit un peu au fil du bic rouge et ne sait pas exactement où il veut emmener son film. Ce qui en sort c'est un œuvre très déliée, comme une pâte trop liquide le film peine à se former un réseau glutineux. Ça manque de liant, de cohésion.

Parlons de la tendance à la gratuité qui est courante chez Argento. Dans Tenebre vous avez par exemple ce clodo qui attaque sans raison un personnage, ou même le Dobermann plus tard dans le film. On fait pas partie de l'histoire mais on va aller casser les couilles aux personnages qui en bavent déjà bien. Et pourquoi pas ! J'ai rien contre la gratuité. Dans un giallo ouvert et urbain comme Tenebre ça renforce le sentiment d'angoisse, de violence ambiante, de dangerosité sanglante du monde qui nous entoure. Mais le goût pour la gratuité c'est à double tranchant, et ça nuit à Suspiria quand ça vient directement en brouiller la cohésion. La gratuité de Suspiria est incarnée par cette vieille Roumaine et le neveu de Madame Blanc. Qu'ils lancent un sort à Susy juste parce que sa tronche leur revient pas, pourquoi pas, après tout ils vont aller titiller le chien quelques séquences plus loin. C'est des gros cons maléfiques, c'est admis. Mais pourquoi toute l'équipe se met à empoisonner Susy dans la foulée ? Quelle raison à cet acharnement ? Qu'on m'entende : la cohérence scénaristique je m'en tapote. Mais c'est même la lecture esthétique du film que ça parasite, en fait. Qu'est-ce qu'il veut dire ? Qu'est-ce qu'il exprime ? C'est quoi le projet ? Qu'est-ce qu'il y a derrière l'étalage technique ?

Une autre forme de gratuité c'est aussi le kitsch des dernières séquences. On veut trop en faire, trop en mettre, on est au cœur du Mal alors faut claquer toutes les idées qui nous restent. Sauf qu'on a eu la lubie de filmer dans l'ordre chronologique et qu'on sent par conséquent la fatigue de la fin du tournage. Par exemple, la tentative de perversion de l'eucharistie tombe un peu à plat dans la banalisation – probablement pensée mais ratée – de la mise en scène. Les décors sont là, la lumière est là, mais la caméra n'y est plus, l'énergie n'y est plus, le Mal et l'impie je le ressens pas. Quant à la confrontation avec Elena Marcos... si je trouve jouissives les quelques secondes du plan sur Sara ressuscitée (un peu de fun quoi merde), il reste que toute cette scène pue le précipité, le faut-qu'on-finisse. Ils étaient peut-être trop concentrés sur la prouesse technique de réaliser les effets d'invisibilité sans FX, juste en double expo – et respect à la limite – mais dans leurs tenues de techniciens fous ils en ont oublié le cinéma pendant quelques minutes.

Il y avait mieux à faire sur beaucoup d'aspects. Je pense qu'il y avait, entre autres, énormément de matière du côté de l'ambiguïté du personnage principal. Jessica Harper est chaude, on la sent prête à ça : ses regards de vile fillette, sa curiosité morbide, son sourire à la fin... le Mal est dans son jeu, sous-jacent, rampant, mais en fin de compte on ne l'emmènera jamais vraiment sur cette route. Je crois qu'Argento est timide dans sa direction, il a son génie technique pour lui mais il faut peut-être un peu trop deviner ses intentions, il n'ose pas transmettre ses délires à ses acteurs même quand on les sent envieux de pousser leur jeu. C'est comme le corps, le sexe, dans ses films il n'y va jamais vraiment, il s'arrête avant, à la limite d'en demander un peu plus aux acteurs ; je sais que l'organique c'est pas son projet et que ça l'est encore moins sur Suspiria, je cherche juste à illustrer l'une des faiblesses de sa mise en scène. Ce liant qui manque à ses films c'est peut-être la communication, mettre tout le monde dans la même hallu' collective. S'il s'en est approché plus que jamais dans Suspiria, il n'y est toujours pas complètement : chacun fait son truc dans son coin comme il le sent au mieux, et c'est un peu par chance que sur ce film ça s'harmonise comme ça s'harmonise pas toujours dans son œuvre.

Demeure que Suspiria ça claque. C'est peut-être plus un manège qu'un film, après tout. Une bibliothèque esthétique, un livre de chevet, une bible annotée « c'est-comme-ça-qu'on-traite-un-putain-de-film-d'horreur. » Ça dit pas grand-chose, c'est délié, on est passés à ça du foutu monument... mais quand même... ça claque.

Scolopendre
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le 20 oct. 2022

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