Tenter la critique d'un phénomène comme "l'univers de Tim Burton", c'est un peu comme sauter à pied joint, tel Daniel, dans une fosse aux lions. Dès la première phrase, on s'expose au choix à des corrections de la part d'experts de l'artiste, tous azimut, ou à des jérémiades de nostalgiques endeuillés de la "perte" de l'artiste derrière l'homme d'affaire... Quand ce n'est pas une cohorte de cinéphiles en colère, pour qui Burton, c'est juste un plagiaire et un imposteur, se reposant sur le talent d'artistes bien meilleurs que lui et inepte à mettre en image une intrigue reposant sur un tant soit peu de cohérence, sinon de structure.
Pour cette raison, dans mes critiques, je me focalise d'abord sur l'aspect formel de ses films ( un tel est bon, l'autre pas, selon moi). Mais avec celle-ci, j'ai décidé d'amener mon point de vue sur la question, en parlant d'un film qui est probablement le plus représentatif des multiples facettes du bonhomme. Parce que oui, j'ose le dire, Sweeney Todd constitue peut-être une synthèse de la carrière de Burton, aussi bien dans sa conception que dans le rendu à l'image.
Pour mieux situer cette œuvre à l'aune de la carrière du metteur en scène, il faut revenir brièvement sur les origines du projet. Tout commence en 1979, lorsque le compositeur et parolier Stephen Sondheim met en scène pour la première fois un spectacle musical atypique sur les planche de Broadway, inspirée d'une pièce de Christopher Bond . Une sombre histoire mêlant vengeance, humour noir, drame, cannibalisme et lyrisme. Le musical, intitulé "Sweeney Todd: The Demon Barber of Fleet Street" connait un réel succès, se traduisant par une multitude de représentation dans le monde anglosaxon, et de multiples récompenses prestigieuses. Or, en 1980,parmi la myriade de spectateurs venu assister au spectacle, figure un certain Tim burton. La pièce tape dans l'œil de ce dernier, au point qu'il tentera d'en tirer une adaptation filmique à plusieurs reprises, au cours de cette même décennie ... Ce sera chose faite en 2008. Basé sur un scénario de John Logan (à qui l'on doit le script d'Aviator, Hugo Cabret ou encore Skyfall), l'intrigue suivra le déroulé de la pièce et reprendra les spécificités de la comédie musicale...
Pourtant, et c'est là tout le paradoxe, le film s'avère aux antipodes de ce que pouvait promettre une adaptation sur grand écran d'une farce grandguignolesque digne de ce nom. On pourrait même arrêter son avis à sa forme et conclure par le fait qu'il s'agit d'une daube, purement et simplement. De quoi faire plaisir aux "anti Burton", qui pourront se plaindre à loisir des coupes presque parodiques de Johnny Depp et Helena Bonham Carter, du rendu monochrome de l'image ou du manque de créativité des passages chantés. Cependant, tous ces éléments qui pourraient sonner comme des défauts constituent selon moi le réel intérêt de l'œuvre. A mes yeux, Sweeney Todd s'avère en fait la conclusion d'une période à part dans la carrière de Burton, et même en quelque sorte un cri d'alarme de la part du cinéaste, contrairement à un Sleepy Hollow, auquel il est souvent comparé. En effet, là où la légende du Cavalier sans tête se permettait un happy end des plus classiques, avec la victoire d'un Johnny Depp, emportant avec lui Christina Ricci vers le progrès lié à la civilisation, Sweeney Todd fait part d'un constat sans appel, celui du nihilisme d'un metteur en scène, dont on a loué les louanges par le passé, avant de démolir ses ambitions, une fois qu'il avait les moyens de les concrétiser. On a tendance à l'oublier mais après le succès critique et commercial "d'Edward aux mains d'argent", les films qui ont suivi ont été dédaignés par le public (Mars Attack ou Ed Wood), confortant ainsi la logique des producteurs selon laquelle il vaut mieux rester "dans les clous" plutôt que d'innover un genre.
Ainsi, après avoir ouvert de manière émouvante son cœur au public, Tim Burton a compris que ce qu'on attendait de lui était de lisser son discours, s'il voulait rester dans les cahiers des studios. Qui plus est, le monde avait évolué sans lui, et sa fantaisie, si elle voulait persister devait se plier à cette nouvelle société. On a ainsi vu l'émergence d'un "Charlie et la chocolaterie" post-moderne, qui tentait maladroitement de parler aux geeks en rebondissant sur les vannes les plus convenues et pathétique du web(Willie Wonka, le meilleur exemple, devenait un hipster allergique aux enfants et un peu psycho).
Bref à l'orée des années 2000, on sentait que Burton n'était pas très à l'aise avec l'étiquette qu'on lui avait attribué et incertain vis-à-vis de sa carrière. A mes yeux, cette incertitude se traduit dans la volonté de revenir à une œuvre sans concession, et de la traiter comme telle. Consciemment ou non, Sweeney Todd répond à ce besoin de représenter un massacre de manière plus cru et honnête de la part du réalisateur. Un besoin de revenir aux sources de sa fascination pour le 7ème art, en tournant à la manière d'un film expressionniste, avec des valeurs de plans au plus proches des visages et en dirigeant ses acteurs de sorte à ce que l'émotions passe moins par les répliques ou la musiques que par leurs yeux.
Par ailleurs, on remarquera que les personnages n'ont plus rien des "boute-en-train" auquel le metteur en scène avait habitué son public, et l'affection qu'on pouvait avoir pour ces "monstres" laisse la place à un sentiment plus proche de la pitié. Lorsque les personnages croient naïvement que leurs actions sont de nature à améliorer leur condition, on se prend à les voir sous un angle nettement plus désespéré que ne le laissait présager le début du film plus dans le ton de la comédie. A partir de l'épiphanie de Benjamin Barker, le long-métrage révèle sa véritable nature, nous entrainant dans sa vision désespérément négative du monde.
Enfin, le final achève de convaincre que la tromperie est un crime ne pouvant rester éternellement impuni. Une dernière question, cependant , demeure irrésolue: qui des deux est le plus à blâmer: l'artiste qui s'est laissé fourvoyé ou l'environnement qui l'y a contraint?